Rencontre avec Philippe Falardeau

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Le québécois Philippe Falardeau (« La Moitié gauche du frigo », « Congorama ») a répondu à quelques questions à propos d’éducation, de Fellag et de son dernier long métrage « Monsieur Lazhar ».

Sélectionné pour représenter le Canada aux Oscars dans la catégorie meilleur film étranger en 2011, et auréolé d’un bel accueil lors des festivals de Locarno (Prix du Public et Prix de la Critique en 2011) et de Toronto, Monsieur Lazhar a été présenté au Festival de Namur (Belgique). De nombreuses réactions enthousiastes plus tard, et son réalisateur Philippe Falardeau avait répondu à quelques questions.

Le film est l’adaptation d’une pièce de théâtre, un seul-en-scène. Comment avez-vous découvert cette pièce, et comment s’est déroulé le travail d’adaptation ?

Evelyne de la Chenelière est une jeune auteur très prometteuse que je connais depuis quelques années, et je suis allé voir sa pièce par amitié. Je suis tombé sur ce personnage de remplaçant dans une école primaire, prenant ses fonctions après un évènement dramatique. Ce qui m’a touché chez lui, c’est qu’on était en présence d’un immigrant, avec son bagage d’immigrant, mais la question n’était pas au premier plan. Ce qui comptait, c’était son humanité en classe, ce qu’il pouvait apporter aux enfants, et l’acte fondamental de l’enseignement pour passer à travers le deuil. En voyant la pièce, j’imaginais déjà les autres personnages, je remplissais les trous, tout comme le spectateur. Et je me suis senti prêt à faire un film avec ça. Ça a quand même pris trois ans pour écrire le scénario, et la dramaturge, si elle n’a pas coécrit, a participé en tant que première lectrice. Je voulais qu’elle soit la gardienne du personnage, je ne voulais pas le trahir.

Le film a été présenté cet été (août 2011) à Locarno…

Oui, et c’était un visionnement assez particulier, parce qu’en plein air, et devant 6 000 personnes, et ce sont des projections payantes. Alors les gens qui sont venus voulaient vraiment voir le film, et je ne sais pas si c’est une particularité suisse, mais les gens ont vraiment été attentifs ! Donc c’était fantastique, on a eu l’impression de gagner un prix juste en étant là, et puis j’ai appris dans l’avion, en repartant, que le film avait gagné deux prix, ce qui a fait effet boule de neige par la suite.

Comment s’est passée votre rencontre avec Fellag (qui interprète le personnage principal Bashir Lazhar) et d’où est venue l’envie de travailler avec lui ?

C’est un rôle, peut-être le plus long qu’il ait tenu, il me contredira peut-être, qui est à contre-emploi, parce que Fellag fait du théâtre, des spectacles burlesques avec un sous-texte politique. On s’est rencontré à Paris, ça a tout de suite cliqué, il est très charismatique, et j’aimais son visage. Ce que je voulais, c’est que de suite, à l’écran, on se dise, « lui, il est algérien », et ensuite, en présence des enfants, qu’il ait une présence rassurante. Il y a une douceur, une candeur dans sa voix, et je n’avais pas envie d’un scénario hollywoodien, où le professeur arrive, et il est rejeté par les étudiants. C’est un peu le chaos au début, il se fait un peu chahuter, mais c’est parce qu’il ne connaît pas bien les méthodes d’enseignement du Québec, et j’ai joué sur les différences culturelles, un peu mais pas trop. Je ne voulais pas que ce soit le sujet du film.

Justement, ces réflexions sur l’enseignement et certaines difficultés rencontrées par les enseignants, c’est quelque chose que vous avez apporté, ou ça préexistait dans la pièce de théâtre ?

J’ai ajouté plusieurs choses, notamment sur la grammaire, lorsqu’on lui fait remarquer que ça ne s’enseigne plus du tout comme ça, ou notamment le fait que les professeurs n’aient pas le droit au moindre contact physique avec les enfants. Et c’est justement ce qui crée le drame dans le film, qui favorise une tension jusqu’à la fin. Le personnage de Simon n’existait pas tel quel dans la pièce, il prend une grande importance, c’est à travers lui que la culpabilité de la classe s’exprime, et par écho celle de Bashir pour avoir abandonné sa famille en Algérie. Tout cela a été construit, mais je voulais que le personnage de l’enseignant soit quelqu’un qui ne se raconte pas.

Il y a une scène notamment où l’on comprend, mais c’est palpable tout au long du film, qu’il y a ce problème de la limite entre l’enseignement et des questions d’éducation plus profondes ?

Il y avait dans la pièce une scène où Bashir dit à une collègue: « J’avais invité les parents à me rencontrer, mais la salle était vide ». J’avais écrit une scène un peu comme ça, et je me suis dit, non, ce serait plus intéressant d’avoir une confrontation, mais pas sur une base raciale. Le professeur aurait pu être québécois, le parent arrive, il considère qu’il est le patron, parce qu’il est le client, c’est comme ça qu’on voit ça maintenant en Amérique du Nord, contentez-vous d’enseigner à notre fille. Je pense que les parents se trompent, en envoyant les enfants à l’école sans faire d’autre effort pour les éduquer, parce que ça ne suffit pas. Les élèves passent beaucoup plus de temps à l’école que chez eux, et chez nous au Québec, les enseignants subissent une pression considérable de la part des parents.

Même si ce n’est pas explicite, on sent parfois de la part des personnages des parents, et même des collègues de Bashir, une forme de mépris, un rappel implicite à sa condition d’étranger, qui le décrédibilise dans son travail…

Oui mais là on dramatise, on est pas dans le documentaire, donc c’est certain que j’ai appuyé cet aspect-là. La seule personne qui va vers lui, c’est sa collègue qui a un béguin pour lui, mais de manière maladroite, et trop rapide. Il y a quand même un personnage qui vient remercier Bashir, à la fin du film, c’est la mère d’Alice, joué par Evelyne de la Chenelière d’ailleurs. Je ne voulais pas que cette distinction se fasse du côté de la religion. Bashir est laïc, on le voit boire un verre de vin lors d’une scène. Pourtant, il y a un parent qui arrive et qui lui dit: « Vous n’êtes pas d’ici, vous ne pouvez pas comprendre », et ça c’est l’insulte suprême, parce que lui passe plus de temps en classe avec la petite que le parent !
Mais Bashir va essayer de faire en sorte qu’on transgresse plusieurs formes de tabous, qu’on parle de la mort, du suicide, de la culpabilité, et je pense que le parent fait cette erreur à ce moment-là, de ne pas lui faire confiance. Mais sur le plan dramatique, c’est plus intéressant de confronter un parent qui a cette attitude, que quelqu’un de compréhensif, au personnage de Bashir.

Je me suis demandé si le deuil était finalement le sujet principal de votre film ?

Ça l’était beaucoup à l’écriture en fait, mais beaucoup plus sur la puissance de la parole comme acte, pour passer à travers le deuil, renouer des amitiés, parler des tabous, exprimer une idée, et si j’avais à présenter le film, ce serait sur cet aspect-là que j’insisterais : la puissance et le pouvoir de la parole, le travail de l’enseignement, qui n’est pas seulement de transmettre un savoir, mais tout simplement de former des humains.


Le personnage de Bashir réalise lui-même une forme de deuil, à travers l’expérience de ses élèves…

Il me semble que s’il fait tout ça, c’est pour s’affranchir de son propre deuil, et que ce qui fait la force du film, c’est que le deuil et la culpabilité des enfants miroitent celles de Bashir, qui ne sont jamais nommées. Parce que lui se tait, même s’il arrive dans une culture où il est convenu d’étaler ses émotions et de s’exprimer, surtout dans les écoles, où il est bien vu de dire qui l’on est. Lui vient d’une culture où pour un homme dire qui l’on est impudique. Et je suis d’accord avec ça, je trouve que c’est impudique de raconter sa vie à la télévision, en public et pour rien, par contre ça l’est moins de le faire dans un environnement intime.

La fin du film est assez douloureuse, parce que c’est une seconde rupture, un second exil pour Bashir, et encore une séparation.

Sauf que je pense qu’il a réussi à débloquer quelque chose de fondamental dans la classe à ce moment-là, et le film s’achève sur un acte de résistance : on a un enfant et un adulte qui vont s’enlacer, ce qui est totalement interdit, d’autant plus que c’est ce qui a déclenché tout le drame. Et c’est acte-là dit que oui, les êtres humains sont fait pour s’enlacer. C’est très compliqué de faire ça au Québec, c’est un tabou immense. Je trouve que c’est une fin plutôt positive, et Bashir n’est pas expulsé du pays, c’est un gars intelligent, il va trouver un autre travail, et pour moi, la fin est plutôt aigre-douce. J’avais tourné une fin où Bashir était expulsé, mais ça ne passait pas, c’était un toute autre film. Sa condition d’immigré, elle vient enrichir le personnage, et elle apparaît dans deux scènes majeures, elle n’est pas le sujet du film. Lors de la commission, mais aussi sur un autre mode, lorsqu’il danse. Et là on se dit, c’est homme avait une autre vie en Algérie, une vie sensuelle, orientale, et on a accès à ça.

 

Propos recueillis par Pauline Labadie au FIFF de Namur – Octobre 2011

 

À lire : la critique de Monsieur Lazhar


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