Qu’elle était verte ma vallée

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Utilisant habilement un décor digne d’une peinture réaliste, John Ford signe une fresque lyrique des plus magistrales sur la conscience.

« How green was my valley then, and the valley of them that have gone » (Richard Llewellyn)

Le titre du film, le même que celui du roman de Llewellyn, évoque une étrange impression. Qu’elle était verte ma vallée. Quel intérêt à se placer dans le passé ? John Ford y répond partiellement en introduction. Nous sommes à la fin du 19ème siècle, dans un village sans nom du Sud du pays de Galles. Au milieu de cette vallée verdoyante, une mine grise noire. Dans ce village habite la famille Morgan, qui compte six fils, dont le jeune Huw, le narrateur. Il s’exprime au début du film en évoquant son départ. « I’m going from my valley. And this time, I shall never return. I am leaving behind me my fifty years of memory. Memory. Streams that the mind will forget so much of what only this moment has passed, and yet hold clear and bright the memory of what happened years ago ».

La trame narrative démarre sur un retour en arrière. Le procédé cinématographique crée une référence directe à l’idée d’une transformation dans la vie du protagoniste. Plus que la nature (une verte vallée ), c’est la conscience changeante du personnage qui motive ce retour au passé. Le jeune Huw poursuit la rétrospective. « Yet who shall say what is real and what is not? Can I believe my friends all gone when their voices are still a glory in my ears? No. And I will stand to say no and no again, for they remain a living truth within my mind. There is no fence nor hedge round Time that is gone. You can go back and have what you like of it, if you can remember. So I can close my eyes on my Valley as it is today – and it is gone – and I see it as it was when I was a boy ».

Derrière ce discours nostalgique, se cache le besoin d’affirmer une vérité. Huw n’est pas mineur. Suite à un accident dans la neige, c’est un jeune garçon qui perd temporairement l’usage de ses jambes. Il devient alors plus qu’un témoin : un véritable révélateur de ce qui l’entoure. Une mine, une vallée. Des mineurs, une famille de mineurs. Une grève. Des accidents. Un mariage. Des décès. A travers cette simple phrase, « how green was my valley », le ressenti individuel de Huw témoigne du changement plus général des valeurs de la collectivité qui l’entoure.

« Heureuse, qu’elle était ma famille »

Les philosophes se disputent une définition de la conscience. Entre savoir relatif ou jugement moral, le metteur en scène prend davantage le parti d’une vision naturelle de normes qui déterminent les comportements individuels à suivre. John Ford déclare s’être inspiré de sa propre histoire.

Dans ce portrait digne d’Emile Zola et des Rougon-Macquart, la construction de la famille Morgan est fragile. John Ford place en effet la caméra au sein de cette famille, dans leur maison. Tout en évitant subtilement de « documenter » les tâches courantes, l’accent est mis sur l’échange et la solidarité entre les composantes de la famille. Le bain devient l’occasion d’une boutade à l’égard du père. Le repas, un moment de partage collectif. Le spectateur habite chez la famille Morgan, qui devient alors un paradigme de la conscience collective du village. A l’inverse d’Eisenstein, qui met en avant une foule ou des groupes, John Ford met en avant une seule famille, un clan de mineurs, comme représentant dans son ensemble la population d’un village gallois d’époque.

Le père de Huw symbolise le respect de la tradition et de cette stabilité.  Le père s’insurge quand les mineurs ne chantent plus. Lors d’un dîner, son autorité morale est notamment bousculée quand les fils s’insurgent contre les faibles salaires qu’ils perçoivent de la mine. Ils décident de soutenir la grève contre l’avis de leur père. Le contexte économique boulverse les fondements de la conscience familiale. Après avoir laissé, bon gré mal gré, s’exprimer les revendications de ses fils, le père réclame le silence. John ford marque ainsi consciemment son attachement à la tradition par le respect de ce moment sacré du repas « For the last time, sit down, finish your supper. I will say no more ». Toutefois, son désir n’est pas écouté. L’un des fils rétorque « We are not questionning your authority, sir. ». Une joute verbale s’engage. Mais après quelques mots, un lourd silence s’installe. Le débat n’a pas lieu entre la coutume, symbolisée par le mutisme du père, et le plaidoyer contre l’iniquité, représenté par le départ séance tenante des fils. John Ford renforce cette antagonisme par un plan fixe de la scène où chaque fils quitte un à un la table. Huw reste le seul à table et cherche à obtenir de son père prostré, un signe. Après un autre long silence, le père dit « Yes, my son. I know you are there». Ce malaise.  Le conflit générationnel, hypostase Fordien, apparaît alors comme un mécanisme de transformation de la conscience collective.

La famille Morgan devient progressivement l’illustration d’une lutte plus générale entre la solidarité mécanique, composante naturelle d’une famille (les salaires sont partagés entre la famille), et une solidarité symbolique, expression individualiste (le pasteur part seul au secours du père dans la mine, à la place de ses fils qui arrivent ensuite à sa rencontre). Ce duel entre conscience traditionnelle et affirmation d’une conscience moderne (le socialisme est utilisé comme justificatif par les fils), témoigne profondément des doutes et ambiguïtés de la construction de valeurs collectives.

Les dernières images du film symbolisent le défilement rapide du passé. Ainsi, le titre du film (Qu’elle était verte ma vallée), précurseur de l’issue du combat, et la scène finale (la mort du père de Huw), constituent deux illustrations de l’échec, du chant du cygne de la vision conservatrice de la conscience familiale. La musique finale résonne comme le clairon d’une défaite.

Une image de la conscience religieuse

La conscience traditionnelle du père et de la mère, dans la famille Morgan, s’inscrit également dans le dessein d’une défense de la morale religieuse. Le repas est béni. Le dimanche est jour de célébration. Au sein du village, on pourrait croire que le pasteur Gruffydd (Walter Pidgeon) symbolise également le sacerdoce des valeurs séculaires galloises. Toutefois, l’amour stérile qu’il porte envers Angharad Morgan (Maureen O’Hara) et la liberté des propos qu’il échange avec le jeune Huw, lui donnent un rôle différent. Quand le jeune Huw est immobilisé, il ne lui offre pas la Bible, mais l‘Ile au Trésor. La dimension profondément juste et intègre de son personnage, lui confère une place essentielle, pour ne pas dire centrale au sein du récit. Ancien mineur, le pasteur Gruffydd est à la fois juge et partie intrégrante de cette conscience collective.

Ses paroles dissimulent en réalité un recul sur le discours religieux. « Prayer is only another name for good, clean, direct thinking. When you pray, think. Think well what you’re saying. Make your thoughts into things that are solid and in that way your prayer will have strength. And that strength will become a part of you, body, mind and spirit. ». Sa conviction s’oriente davantage vers le développement personnel de l’individu, notamment le jeune Huw. Ainsi, derrière cette apparente piété, se dissimule une réflexion sur la morale, qui dépasse largement le cadre de la foi. Il n’hésite pas, d’ailleurs, à condamner certaines pratiques (le banissement de la jeune mère enceinte). Derrière cette liberté de pensée, John Ford témoigne ainsi d’une certaine ouverture d’esprit, par rapport à la conscience religieuse qu’il place résolument comme une construction individuelle et non collective. Le discours de départ du Pasteur accentue la disctinction entre la collectivité et les individus qui la composent. « I am leaving the Valley with regret toward those who have helped me here, and who have let me help them. But, for the rest of you, those of you who have only proved that I have wasted my time among you, I have only this to say. There is not one among you who has had the courage to come to me and accuse me of wrongdoing. And yet, by any standard, if there has been a sin, I am the one who should be branded the sinner. Will anyone raise his voice here now to accuse me? No. You’re cowards, too, as well as hypocrites. But I don’t blame you. The fault is mine as much as yours ».

L’échec qu’évoque le pasteur Gruffydd dans l’aide qu’il peut apporter à la quête individuelle de chaque membre de la communauté, rejoint l’échec qu’évoque le père de Huw avec sa propre famille. Il existe au sein de la vallée une somme de consciences individuelles. C’est ainsi que la dimension tragique du récit ne provient pas uniquement des conditions de vies du récit (la misère, le drame des accidents) ou de la crise économique (des salaires qui diminuent), mais bel et bien d’une vision relativement pessimiste de la conscience collective. Ce déni de croyance dans la capacité d’une communauté (comme la famille) à générer des valeurs intangibles, constitue un paradigme crépusculaire à l’aube de grands boulversements. Cela s’explique, peut-être, par la peur sous-jacente en 1941, quand John Ford met en scène Qu’elle était verte ma vallée, de la guerre qui s’annonce aux Etats-Unis.

Ce tableau noir, comme la fumée de la mine, sécrète une douleur visible et une peur plus inconsciente. On ne voit que rarement la mine ou l’intérieur de la mine. Cette mine qui retient l’attention du champ cinématographique, devient un insecte dont on prend peur. La fumée noire qui se dégage de la mine, imposante en haut de la colline, constitue une manifestation de cette phobie. La portée du film est de stigmatiser cette peur, non à l’égard d’insectes, mais autour du débat sur les valeurs de cette communauté. La dernière phrase résonne alors comme un rêve, celui de voir cette conscience collective solidaire revivre.

« Men like my father cannot die. They are with me still, real in memory as they were in flesh, loving and beloved for ever. How green was ma valley then. »

Titre original : How green was my valley

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Durée : 118 mn


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