Peines d’amour perdues (Love’s Labour’s Lost – Kenneth Branagh, 2001)

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Boire ou séduire, il faut choisir ! Quand Kenneth Branagh joue avec le feu, << there may be trouble ahead... But while there's moonlight and music and love and romance... Let's face the music and dance ! >>

Un peu de snobisme ne fait pas de mal parfois… Oui ! Peines d’amour perdues est une pièce délicieuse ! Publiée en 1598, on pense pêle-mêle aux moqueurs éclats de pédanterie de nos Précieuses ridicules (1659), aux galants marivaudages du XVIIIe, ou à la noire légèreté du Musset d’On ne badine pas avec l’amour (1834). Savoureux et pétillant comme une coupe de champagne, certes… Mais plus dure sera la cuite ! Sous ses dehors insouciants, son humour tout à la fois érudit, salace et spirituel, Shakespeare, dans l’urgence, nous hurle avec fougue : Carpe Diem ! Les jeunes pousses ne suffisent pas à étrangler le bois mort.
 
 

XVIe siècle : quatre damoiseaux, le Roi de Navarre et ses camarades Berowne, Longueville et Du Maine, décident de signer pour trois ans de jeûne. Fini les grandes bouffes, l’alcool et les nanas. Bonjour la philo et la méditation. Nous avons affaire à un thème usé et lourdement manichéen – la sagesse contre le sexe – face auquel Shakespeare se dérobe ironiquement, comme d’habitude, pour mieux chanter les louanges de l’amour. Kenneth Branagh, lui aussi frappé d’audace, a pris l’initiative de transférer cette galante comédie de la Renaissance au début XXe. Amour courtois et années folles font bon ménage après tout… sauf que Branagh a choisi 1939 pour planter son décor. Et nous le savons tous : c’est loin d’être l’année la plus folichonne du siècle.
 
 

« Oyez, braves gens », le Sire Beau Gosse rentre de manœuvre, fin prêt à relever le défi de l’ascétisme. Le flash info en noir et blanc a remplacé la harangue publique, et plus précisément la tirade explicative, dans cet hybride baroque, mi-film d’actualité à l’ancienne, mi-comédie musicale. Shakespeare propose en toile de fond une mise en abyme railleuse du manège théâtrale ? Qu’à cela ne tienne ! Branagh répond avec un pastiche truffé de citations cinéphiles. De quoi s’exercer au blind test une nuit entière avec ses amis… « No strings, and no connections, no ties to my affection, I’m fancy free and free for anything fancy… » : c’était Top Hat ! Evidemment… Et celle-ci : « Heaven, I’m in heaven, and my heart beats so that I can hardly speak… » ? Décidément, Branagh aime Fred Astaire ! Dans le style vaporeux, élégant, désinvolte et agile, il faut dire qu’on a rarement fait mieux…

Branagh ne s’est pas penché sur le musical seulement par nostalgie, ou scrupule historique : Top Hat est sorti en 1935, soit quatre ans avant la date arbitraire de notre intrigue. Pile la bonne époque. Comme quoi, on peut s’autoriser toutes les extravagances à condition de rester précis ! Cela dit, ce retour au genre lui permet, en prime et avant tout, d’exacerber la construction archi scénique de ses cadrages. Branagh reste très attaché au jeu théâtral. C’est du Shakespeare qu’on articule ! Du coup, les plans sont larges, l’espace est pleinement offert aux cabotinages de ces messieurs dames. Des dames ? Des filles… De véritables pestes ! La Princesse de France et ses trois demoiselles de compagnie débarquent. Vexées de devoir dormir sous la tente, elles vont mener la vie dure à nos jolis saints Nitouche. Une vraie jouissance ! C’est là que le bas blesse. Branagh a remplacé les échanges les plus salés par des numéros chantés… qui ne sont plus du Shakespeare, même s’ils ont leurs propres éclairs de drôlerie auto-parodique.
 
 

A dire vrai, on se croirait parfois dans du Mel Brooks (des meilleurs jours !) : détails absurdes parsemés dans nombre de plans, gags idiots et lubriques fidèles à la facette la plus grassouillette du dramaturge… De l’aquagym aux claquettes, tous les clichés twenties sont contrefaits avec autant d’ivresse que de dérision. Branagh navigue habilement entre la parodie et l’exultation enfantine. Les danseurs sont parfois volontairement balourds à côté de Fred Astaire, mais le cœur y est ! Branagh choisit finalement de pimenter le texte au niveau du montage, en misant notamment sur les contrastes entre le verbe et l’image. A « votre fabuleux visage » correspondra donc une vue de dos de Jacquinette… penchée. Les associations se limitent toutefois et le plus souvent au seul aspect grivois de l’œuvre. L’échange – « isme ? » – malicieux des dulcinées déguisées, pour mieux filouter leurs prétendants et les coller devant leur superficialité, se transforme ainsi en tango sexy et rougeoyant sur Let’s face the music and dance (1)… Plus beaucoup d’ambiguïté… On se prend alors à songer à son adaptation de Beaucoup de bruit pour rien (1993). Les pics les plus affûtés fusaient entre Bénédict et Béatrice, dans un feu d’artifice des plus ardents !

Si Peines d’amour perdues s’impose comme un éloge de la volupté, il n’en est pas moins sauvage pour autant ! Les filles s’acharnent sur les garçons, défiant leurs bavardages flagorneurs, pour mieux attiser la chaleur de leurs transports. Les compliments, les colliers de perles ne suffisent pas à conquérir le cœur d’une femme… Revêches ? Non ! Piquantes ! Cuisantes ! Chiantes… C’est ça qui est bon. Seul le sourire mutin de la Princesse, incarnée par Alicia Sylverstone, rend hommage à cette vache minauderie des filles. Branagh a élagué les sorties les plus fortes et les jeux de mots les plus fins, probablement pour éviter la redite avec le si mythique Beaucoup de bruit pour rien. Cette aisance verbale, l’apesanteur, doivent être insufflées par la musique. Soit. Ginger Rogers était pourtant, elle aussi, une si charmante emmerdeuse !
 
 

Restent tout de même de très belles potacheries : le Roi transit devant la pyjama party en ombres chinoises sous la tente des filles en tête ! Cols négligemment ouverts et cravates nouées à la taille, Branagh ne les a pas franchement soignés non plus, nos ados attardés, aussi gominés soient-ils. Visuellement, le mélange entre féerie chevaleresque et années 1930, des plus insolites, distille à l’ensemble un spleen éthéré tout à fait singulier… La chute de la France face à l’Allemagne nazie vient renforcer ce sentiment, mais Branagh, optimiste, refuse d’en rester aux adieux, anticipant ainsi sur Peines d’amour gagnées, la suite projetée par Shakespeare, à ce jour perdue. Branagh dose encore difficilement ses élans : l’unanimisme l’emporte dans un final très bon enfant où l’amour triomphe de la guerre… « Je sais, c’est gnangnan mais on me pardonnera parce que j’ai le béguin, ma mimi, pour toi ! » … Plaisir coupable !

(1) Branagh aime aussi beaucoup Irving Berlin ! Cette chanson a été écrite pour le film Follow the Fleet (1936), avec les incontournables Ginger et Fred… A ce petit jeu, du même auteur, nous avons relevé There’s no business like show business, puis, de George et Ira Gershwin, They can’t take that away from me, pour Shall We Dance (1937).

Titre original : Love's labour lost

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Durée : 90 mn


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