Paterson

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2016 s’achève avec la splendeur paisible du dernier film de Jim Jarmusch, qui tutoie l’évidence toute en épure et rigueur d’un Ozu.

Où il est question d’« arrondir les angles »

La désarmante simplicité de Paterson, sa douceur flâneuse mais précise, s’incarne en un plan récurrent, qui ouvre chaque nouvelle journée de cette chronique intimiste resserrée sur une semaine : une plongée sur un couple endormi dans la lumière rasante du petit matin. Si les limites du plan, son architecture générale, restent immuables, chaque itération accueille des différences de composition, notamment dans l’agencement des corps et des objets. De fait, tout le film repose sur ce jeu de variations au sein d’un espace rigoureusement déterminé : d’un cadre (de cinéma) à l’autre (le quotidien), le cinéaste invite à reconsidérer les fluctuations internes, et ce faisant, le travail de l’infime, de l’anecdotique. Quelles libertés possibles pour les flottements, les errances, l’évasion, au sein d’un quotidien minutieusement réglé ? Pour Paterson, chauffeur de bus flegmatique et poète à ses heures, l’espace restreint de la vie ordinaire est une respiration permanente : il ne cherche pas à s’extraire de cette ossature rigide, mais, par sa nature et son caractère, vient l’assouplir de l’intérieur. Il faut voir avec quelle assurance tranquille la démarche de Jim Jarmusch s’astreint tout entier à cet enjeu aussi complexe qu’élémentaire : tout le film, de sa narration relâchée en passant par l’élégance discrète de sa mise en scène, entreprend d’adoucir les contours d’une structure, de redonner texture et pulsation à une matière généralement reléguée à l’insignifiance. Le temps de la montre dictant chaque tâche journalière, comme intégré à la psyché du héros, n’est jamais source d’oppression : il n’étouffe pas mais circonscrit, n’empêche pas mais permet. Paterson est donc l’histoire d’un accord (commun à la vie et à l’art) entre contrainte et liberté, d’une harmonie dont la mélodie reste faussement paradoxale : au sein du même, rien n’est jamais pareil.
 
 


Plein et lapidaire comme un haïku

Cette attention méticuleuse portée à la substance du quotidien est partagée par le cinéaste et son protagoniste. Paterson est avant tout un regard, une écoute, une matière passive qui absorbe son environnement : conversations surprises à la dérobée, badauds entraperçus par les fenêtres d’un bus, ballades nocturnes et autres errances au fond d’un verre de bière – tout un essaim d’éléments épars, furtifs et anodins, qui s’impriment dans l’esprit vagabond du poète. Vagabond, certes, mais aucunement reclus : en dépit de son caractère faussement indifférent, de son humeur (presque) toujours égale, comme abritée des affres du réel, Paterson ne s’inscrit jamais dans une posture d’exclusion. Ici, le détachement est indissociable d’une totale disponibilité au monde, une manière de se rendre présent à lui. Si sa compagne Laura, dont l’énergie débordante nourrit la ligne de fuite constamment renouvelée de ses aspirations, agit en vigoureux contrepoint, Paterson se borne à habiter ce qui est, tel un corps inerte mû par la seule force des choses. Il est de ceux qui projettent – en tant qu’il façonne le monde à l’aune de son intériorité – mais ne se projettent pas – au sens où sa vie est un perpétuel présent, allégé de toute attente, de tout projet.

L’univers du film consiste en un réalisme subtilement dévoyé, où le héros croise de multiples figures qui sont autant de doubles ou de variations de lui-même, la gémellité étant, au sens littéral et symbolique, un motif qui traverse le récit de part en part – Jarmusch filme d’ailleurs la dernière rencontre entre le poète et un amoureux éconduit en un troublant effet miroir. De fait, la poésie et la vie ne sont jamais l’objet d’une distinction, et l’art de Paterson ne réside pas dans la fuite du quotidien, mais dans sa pure et simple exaltation. Sans idéal ni volonté de reconnaissance, privilégiant le geste à son achèvement – c’est la leçon qu’il faut tirer du dernier acte –, l’expression poétique est soudée à même le tissu de la réalité la plus primaire, comprise au sens d’ordinaire mais aussi d’essentielle : elle s’y fond jusque dans ses manifestations invisibles, brassant dans un même mouvement le trivial (une boîte d’allumettes comme point de départ à une ode à l’amour) et l’infini (il est aussi question de particules et d’atomes, ces corps imperceptibles qui nous composent et nous étreignent en permanence). Empreint d’une plénitude coulée à même les visages et les mots, Paterson se donne ainsi, sous ses dehors impavides, comme un éloge vibrant de l’élémentaire sous toutes ses formes, et de la poésie au travail, dans ses œuvres.


De la pureté d’un style

En s’éloignant de certaines figures propres au cinéma de genre, Jarmusch se dépouille d’une forme d’artificialité, de coquetteries qui tendent parfois à étouffer son travail. Non que celles-ci aient disparu, mais l’épure salutaire et le classicisme serein de ce nouvel opus, en estompant tout le superflu, opèrent un singulier renversement. Il est permis, à ce titre, de savourer pleinement la langueur amusée et incroyablement cristalline de Paterson, là où celle d’Only Lovers Left Alive (2014), plus solennelle et affectée, craquelait sous les postures dandys et une propension à la mélancolie mortifère. Si les lieux prennent acte d’une certaine décrépitude (Paterson traverse un quartier de hangars désaffectés pour se rendre au travail), les hommes, eux, continuent à tracer leur sillon avec bienveillance. Comme souvent chez Jarmusch, les noms et références s’invitent à profusion : au bar du quartier, on se (com)plaît à citer à tout va, on vénère les idoles éteintes de Paterson, cette ville ayant hébergé tant de grands poètes. Ce fétichisme muséal se voit ici expurgé de toute prétention auteurisante, en se mettant à nu pour ce qu’il est : un trait du quotidien parmi d’autres qui, le temps d’un échange autour d’un verre, lui confère toute sa saveur. Les ombres tutélaires qui planent sur Paterson ne s’assimilent pas tant aux symboles d’une époque glorieuse et révolue, qu’à des guides, des passeurs, nourrissant la vie au jour le jour. Le titre, qui renvoie indistinctement au nom du héros, de la ville qu’il habite, et au grand œuvre d’un poète américain, dit bien l’ancrage pluriel du film, son caractère englobant : plus que des portraits indépendants, c’est un portrait entrelacé, où tout communique et circule dans un flux ininterrompu, qui intéresse le cinéaste.
 
« C’est un film que le spectateur devrait laisser flotter sous ses yeux, comme des images qu’on voit par la fenêtre d’un bus qui glisse, comme une gondole, à travers les rues d’une petite ville oubliée »
En ces termes, Jim Jarmusch exprime la singularité secrète de son nouvel opus, ce presque rien sur lequel il repose et qui, pourtant, fait monde. Léger comme une feuille de papier, doux et gracieux comme un cours d’eau, facétieux comme le chien du couple principal, Paterson est de ces films rares, infiniment précieux, dans lesquels on aimerait vivre.
 

Titre original : Paterson

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Durée : 118 mn


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