O Brother, mythe where art thou ? (2000)

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Autant l´affirmer d´emblée O Brother n´est pas un film mythique.

Cela ne servirait à rien de construire toute une argumentation pour tenter de le prouver, les frères Coen le reconnaissent eux-même « c’est sans doute la version de l’Odyssée d’Homère la plus pourrie qui ait jamais été proposée. Elle est fondée sur tout ce que la culture populaire recrache de cette histoire et que nous avons assimilé à notre façon »(D’après Joel et Ethan Coen, Entretiens propos recueillis par Olivier Nicklaus, in Les Inrockuptibles, 10/05/2000).O Brother, where art thou ?, leur huitième film, se veut être une libre adaptation de l’Odyssée, concrétisant ainsi leur rêve longtemps désiré de porter à l’écran leur « canevas » favori (D’après Joel et Ehan Coen, Bonus du DVD O Brother, 2001, édition Studio Canal +).

Le film se passe dans le delta du Mississippi pendant la grande Dépression des années 30. Ulysse, joué par George Clooney, veut retrouver sa Penny ( Holly Hunter) après son évasion d’une ferme pénitentiaire mais il est enchaîné à deux de ses codétenus : Pete (John Turturro) et Delmar (Tim Blake Nelson). Ils entreprennent alors un voyage semé d’embûches, d’aventures palpitantes avant d’atteindre le trésor, qui s’avéra être tout autre que ce qu’ils avaient imaginé. Version moderne et totalement décalé de l’Odyssée, les frères Coen ne cherchent pas à retrouver le souffle épique du texte, bien au contraire, ils le parent de grotesque. La dimension mythique du support leur offre naturellement des perspectives à la satire.Bien qu’ils se défendent de n’avoir jamais lu l’œuvre d’Homère, leur connaissance ne provenant que « du téléphone arabe »(D’après Joel et Ethan Coen, Entretiens propos recueillis par Olivier Nicklaus, op. cit), nous nous permettons, dans un premier temps, d’en douter lorsqu’on analyse la structure et l’usage des différents épisodes. C’est une libre adaptation certes, mais une adaptation suffisamment référencée qui n’a pu se penser sans une lecture pertinente.

Recours au texte donc, pour mieux s’en distancer, pour mieux vider les formes de leur substance, le mythique disparaît au profit de la farce. Et pour quelles raisons, les frères Coen ne peuvent-ils pas nous construire un récit mythique dans un cinéma américain si enclin à le faire, d’ordinaire ? Parce que ce sont des cinéastes iconoclastes, en marge de la traditionnelle production des studios (mais cela, nous le savons tous) et parce que le mythe est peut-être à aller chercher ailleurs, avec eux…O Brother est un film qui s’articule, autour d’autres mythes : celui du Deep South (Deep South : le sud profond des Etats-Unis, celui du Mississippi des années 30, celui des champs de coton et de la grande dépression), d’une part et de l’ âge d’or à jamais perdu du cinéma américain, d’autre part.

Enfin, si le film s’éloigne de l’Odyssée par la forme, il n’est pas si opposé dans ses interrogations. A travers cette œuvre, les cinéastes de Minneapolis mettent à jour une nature mélancolique, jusque là bien cachée. Leur vision est bien plus désenchantée qu’il n’y paraît, à prime abord.

Partie 1 : O Brother et le mythe de l’Odyssée

L’Odyssée d’Homère est construit sur cinq grandes étapes. La première est l’absence du héros à cause d’une bataille antérieure ou à cause d’un mensonge. Il languit dans sa captivité, souhaitant sans cesse le retour à sa patrie et à sa famille. La deuxième est le désastre. Pendant que le héros souffre en prison, les prétendants occupent sa maison et cherchent à le remplacer auprès de sa femme. Ces deux étapes ont déjà eu lieu au moment où l’Odyssée commence. Il en est de même pour O Brother.

Le film débute avec l’évasion d’Ulysse et de ses deux codétenus. Ils partent à la recherche d’un trésor de plusieurs millions dont Ulysse connaît la cachette. En réalité, nous apprendrons plus-tard que le trésor n’existe pas, que ce n’était qu’une ruse de ce dernier pour convaincre ses deux compères de s’enfuir avec lui. Son seul désir est de retrouver sa femme et ses sept filles.La troisième phase, qui est donc le réel commencement et qui s’avère être la plus prolifique, est celle du retour. Déguisé en prisonnier ou en simple mendiant, le héros accomplit son voyage afin d’atteindre son but après beaucoup d’évènements dangereux. Suit ensuite la vengeance : une fois qu’il a découvert les prétendants, il va mettre à l’épreuve la fidélité des personnages, serviteurs, mère, père, fils et épouse. Par des concours athlétiques, contre toutes ses attentes et celle de ses rivaux, il les convainc et sort vainqueur.

Enfin, la cinquième étape réunit le héros et son épouse dans un retour à l’ordre originel.Les frères Coen respectent scrupuleusement ce modèle. Les trois quart du film sont consacrés au voyage semé de périples à travers le Sud américain. Arrivé à Ithaca (Ithaque chez Homère), Ulysse constate l’infidélité de sa femme et l’ingratitude de ses filles qui le croyaient mort. Sa reconnaissance ne se fait pas par des concours, tel que celui du tir à l’arc mais par le show de leur chanson phare. La ville fait un triomphe aux culs trempés. Ulysse devient une idole. Il retrouve sa place au sein de la société, grâce au gouverneur légèrement véreux Papy O’Daniel qui l’amnistie de toutes ses fautes, et auprès de sa famille. O Brother se termine sur un plan réunissant Penny et Ulysse dans un climat familial qu’on imagine difficilement autre.

A cette structure se rajoutent les différents épisodes du texte d’origine. Tout d’abord, les frères Coen nous donnent leur version Midwest de Tirésias. Un vieil homme noir, aveugle sortant de nulle part, n’ayant pas de nom et ne travaillant pour personne leur prédit leur destinées. Comme le prophète d’Homère, il leur annonce un long et difficile périple à accomplir ; une route semée d’embûches au bout de laquelle ils trouveront fortune, sous une autre forme que celle escomptée.

Les sirènes, ensuite, deviennent trois très belles laveuses aux chants ensorceleurs. Elles attirent les évadés par une berceuse blues. La figure du cyclope s’incarne dans le personnage interprété par John Goodman : un représentant de commerce borgne : Big Dan. Et enfin, les cinéastes ont également leur descente aux enfers lorsque les trois prisonniers se retrouvent dans la cérémonie du Ku Klu Klan. Ce passage est d’ailleurs introduit de la même façon que dans le mythe. L’arrivée aux enfers pour Ulysse ne relève pas du défi.

Cela ne repose ni sur le courage, ni sur une audace mais bien sur une aptitude à suivre un plan de route défini avant le départ de l’expédition pour en garantir le bon déroulement. Les enfers sont accessibles par voie ordinaire, aux confins du monde. Il n’y a pas de descente mais un prolongement. Les personnages du film, eux, tombent dessus suite à une chute. Les enfers sont sur leur chemin.L’espace infernal, comme dans la tradition homérique, constitue non pas une fin mais un moment essentiel de la structuration narrative. Il consiste à rassembler des informations sur l’avenir. C’est par leur venues inopportunes dans cette cérémonie et grâce à ce qu’ils découvriront que se déjouera l’intrigue plus tard dans la salle des fêtes. De plus, comme dans l’Odyssée, le séjour aux enfers permet de mettre en scène le dialogue du personnage principal avec un disparu, un parent, un compagnon de route. Dans O Brother, nos héros retrouvent Tommy, le quatrième membre de leur groupe musical sur le point de se faire pendre.

L’inspiration est ainsi très documentée, du moins davantage que ce que veulent nous faire croire les cinéastes. Maintenant, ceci n’est pour eux que matériaux mythiques avec lesquels ils ont décidé de s’amuser.Ulysse Everett n’a aucune dimension héroïque. Chez Homère, c’est un homme de frontière, qui a atteint toutes les limites entre homme et animal, humain et divin, vivant et mort. En lui brille la force de la pensée et la sagesse. Le Ulysse des Coen n’a hérité que du caractère roublard de l’homme aux mille ruses. C’est un fabulateur, un paumé qui poursuit sa course sans savoir vraiment où il va.

Les trois personnages principaux sont des crétins sympathiques, ratés en tout genre, toujours victimes de cahots non maîtrisés : un trio de ploucs à demi-cuits. Ils prennent l’aspect de pieds nickelés, si idiots qu’ils en deviennent presque tragiques.Pénélope transmue en une Penny revêche et infidèle, laquelle n’a que faire d’un mari tout juste bon à pousser la chansonnette et incapable de lui assurer sa part du rêve américain. Son rôle initial : écouter Ulysse, intérioriser son histoire au plus profond d’elle, voire se l’approprier virtuellement, est renvoyé à l’époque archaïque.Les différents épisodes de l’Odyssée sont réactualisés sous un jour des plus grotesques.

Les sirènes ne sont plus que des nymphes de ruisseau, lâchant le premier venu aux policiers. Le cyclope n’est rien de plus qu’un petit escroc, vendant des bibles tout en détroussant nos fugitifs de leurs maigres dollars après leur avoir tapé sur la tête. Ménélas est déjà un homme ordinaire chez Homère. Son seul mérite réside dans le fait qu’il soit le frère du roi. Après avoir été écarté des plus grands événements, il finira sa vie dans l’opulence, cocu, content et magnifique.

Chez les Coen, il devient un bonimenteur moderne, rapace et sans scrupule, une vision plutôt noire de nos politiciens mais dont la caricature engendre inévitablement le rire.Le shérif, qui a ici la même fonction que Zeus et qui éprouve d’ailleurs une haine envers les trois évadés, semblable à celle de ce dernier pour Ulysse est doté d’une dimension de petit diable incapable, peu crédible et donc à nouveau totalement ridicule. Le cadrage en gros plan sur son visage avec ses lunettes noires où se reflètent les flammes de la cabane qui brûle le discrédite pour le restant du film.Nous sommes dans un pastiche en roues libres du grand film d’aventures, sans autre but ni plaisir que le récit picaresque qui enfile à un rythme inégal les épisodes et les gags. Tout est sujet à être détourné.

Même le recours à la mer, qui est dans le mythe inhospitalière, figure d’épouvante puisqu’elle est le domaine de Poséidon, s’avère être salvatrice.Le trésor n’existe pas, l’objet de la quête est dérisoire (un anneau, écho au cercle mystérieux du Grand Saut, perdu au fond d’un lac artificiel), le sens est nulle part.

Partie 2 : O Brother, le mythe du Deep South et l’âge d’or du cinéma américain

C’est entendu, les frères Coen sont des cinéastes postmodernes qui s’ingénient à recycler à coups de gros clins d’œil les grands mythes originels (L’Ancien Testament dans Miller’s Crossing et L’Odyssée dans le cas présent) mais surtout et avant tout les genres, figures et codes du cinéma américain.Le mythe auquel ils rendent le plus respectueux des hommages est celui du Sud américain. Tous les signaux de reconnaissance de cette région romanesque des Etats-Unis sont au rendez-vous : les bagnards en costume rayé, le prédicateur escroc, le plouc à moitié débile, la bigoterie des populations, le racisme anti-black, la corruption et l’opportunisme des élites, les marais, les saules pleureurs, la chaleur…

Tout ce folklore de déjà-vu est renforcé, de plus, par un traitement de l’image, une sorte de sépia clinquant retravaillé à la vidéo, qui accentue le coté imagerie figée du film. Les Coen disent avoir voulu avant tout se débarrasser de tous ces verts qui saturaient l’image (le tournage ayant eu lieu en été, la région du Mississippi se révèle très verte à cette période).

Et le fait de retoucher les couleurs leur a permis de retrouver des teintes proches de celles de l’époque.La culture sudiste pour ces réalisateurs du Minnesota ne leur vient pas d’une filiation directe mais comme tout américain, ils sont imprégnés d’une manière ou d’une autre par son imagerie réelle ou fantasmée. Les Coen avouent que leur influence première découle de la lecture. Ce sont les grands romans hantés par la tragédie du passé et rongés par la nostalgie de l’avant-guerre de Sécession, offrant une image plus héroïque du Sud qui sont la base de leur travail : Faulkner, Flanery O’Connor, Eudora Welty…

Cette dernière a eu une grande importance pour le film. « En plus de ses romans, elle a accompli un travail photographique très important. Elle a notamment publié One Time, One Place, un livre sur les gens du Mississippi dans les années 30 dont nous nous sommes directement inspirés. Un des plans du film où l’on voit deux enfants marcher dans la campagne en transportant des blocs de glace est copié d’une de ses photos » (D’après Joel et Ethan Coen, Entretiens « Une idée moins grotesque du Sud », in Libération, 15/05/2000).

Le cadre, le décor trouvent ici un lien évident avec l’Odyssée d’Homère. La vieille architecture néo-classique des grands domaines tombant en ruine pendant les années trente ressemble à des ruines antiques, elle en dégage la même odeur.Une des sources principales du projet fut également la musique. La bande son est un mélange de musique des Appalaches provenant du folklore celtique, qui est devenue la country music, et bien-sûr, de l’autre coté, la musique noire qui a donné le blues. Le tout constitue ce qu’on nomme la musique blue-grass. Joel et Ethan Coen se sont amusés à décider la bobine des résonances entre la mythologie du Sud et celle du monde antique, l’épopée grecque et le répertoire folk américain qui recycle des thèmes identiques. C’est le même monde de conteur, un monde qui repose sur la tradition orale.

Le hit du film, Man of constant sorrow, a ainsi traversé le siècle sous différentes formes, et son créateur, un violoniste aveugle, ne savait plus trop s’il l’avait vraiment écrit lui-même, ni qui pouvait bien lui avoir soufflé dans les années dix cette histoire d’un homme condamné à errer et à ruminer sa peine. T. Bone Burnett, qui signe la musique du film affirme « Homère est encore tout proche de nous. Pour moi, c’était un DJ avant l’heure, il piochait à toutes les sources et compilait toutes les formes de récit » (D’après Laurent Rigoulet, citant les propos de T. Bone Burnett, O Brother, where art thou ?, in Télérama, 30/08/2000).

Précision et documentation ne signifient pas pour les Coen reconstitution. Leur vision de l’Amérique tient autant du mythe et du fantasme que de la réalité. Ils ont d’ailleurs modifié le texte de certaines chansons, comme la berceuse noire de la scène des sirènes, pour lui donner une tonalité plus inquiétante « Dors petit bébé / toi et moi et le diable, ça fait trois » (D’après Joel et Ethan Coen, O Brother, where art thou ?, scénario, trad. par Olivier Peyron et Richard McCarthy, 2000, édition Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, p.83) qui correspond à leur idée du Sud profond et de ses superstitions. La musicalité outrée des accents, les textes conjurant l’effroi et la mort tissent un contrepoint envoûtant et mythique à l’orchestration de leur comédie. Sans oublier non plus que les paroles annonçant à l’avance les aventures qui attendent les trois personnages peut tenir ici la fonction du chœur de la tragédie grecque.

Si on vagabonde avec O Brother dans l’espace mythique du Deep South, on n’en est pas moins dans la légende dorée d’Hollywood des années trente, cinquante, périodes qu’ils ne se lassent de traquer depuis le début de leur filmographie. Jusqu’à O Brother, de leurs huit films, seul Fargo se passait à l’époque contemporaine. Il y a un besoin sans cesse, chez eux, de revenir à ce cinéma de genre qui fit la puissance des studios.Dans ce film, on assiste à un véritable patchwork de cette époque révolue.

Clooney campe un moustachu et gominé façon Clarke Gable, ses deux compères peuvent être aussi bien regarder comme un couple à la Laurel et Hardy rivalisant de niaiserie, mi-chevaliers du Graal, mi -Marx Brothers hallucinés. On passe du récit d’évasion de fugitifs aux grands cœurs, à la fable social des studios Warner, des films de gangsters (Babyface Nelson a droit à son moment de gloire) aux films de music-hall…Des passages font explicitement allusions aux plus grands. Ainsi, la séquence de la cérémonie du Ku Klux Klan nous ramène en même temps à Naissance d’une nation de Griffith et dans l’univers des comédies musicales chorégraphiées par Busby Berkeley.Capra n’est pas loin non plus avec ses mises en boîte de politiciens véreux et surtout ces comédies de remariage.

On cite Capra car il nous semble plus parlant mais les frères Coen, eux, évoquent Preston Sturges, cinéaste de la même génération mais dont la carrière fut beaucoup plus chaotique (ce qui peut expliquer la méconnaissance de son oeuvre sur notre terre, pourtant des plus cinéphiliques). Le titre O Brother est en soi un hommage à ce cinéaste comique et à un film en particulier Les Voyages de Sullivan, qu’il a tourné en 1941.

Sturges y racontait comment un cinéaste hollywoodien nommé John L. Sullivan (joué par Joel McCrea), as des comédies musicales, veut purger sa mauvaise conscience en écrivant un vrai long métrage social sur les vrais gens, qui s’intitulerait O Brother, where art thou ? Pour se documenter, Sullivan joue les vagabonds et échoue au bagne. Il y découvre qu’au fond de l’enfer ce qui fait tenir les damnés, leur donne un peu de joie, ce sont les films comiques. La morale des Voyages… est claire : le bon divertissement a une utilité plus grande que le mauvais mélos réalistes. Les frères Coen ont retenu cette leçon.

Partie 3 : La filiation entre l’Odyssée et O Brother

Sans pour autant contredire mes propos précédents, j’affirme qu’il existe un lien, une filiation entre l’Odyssée et O Brother. Une même vision du monde les unissent et c’est un contexte, une époque, une attitude qui les fait différer finalement.Le monde de l’Iliade avait une stabilité certaine et l’apparence y disait la réalité. L’univers de l’Odyssée est au contraire changeant et les apparences y sont trompeuses. Les fils de roi peuvent devenir des esclaves (Ulysse est transformé en un vieux mendiant par la magie d’Athéna, son père Laërte vit à la campagne comme le plus misérable des paysans) et inversement le pire des vilains peut paraître le meilleur des Achéens (Antinoos). Certes, la conclusion de l’Odyssée se confond avec un rétablissement de l’ordre. Mais les menaces qui ont pesé sur Ulysse ainsi que la conscience de sa fragilité et de l’instabilité des choses humaines expliquent sans doute que son monde ne se limite plus à une élite et fasse place aux mendiants et aux serviteurs.

La terre ne nourrit rien de plus fragile que l’hommeOn ne croirait jamais qu’on puisse subir un malheurTant que les Dieux vous donnent la force et que vont les genouxMais que les Bienheureux amènent aussi des jours tristesOn les supporte patiemment, mais sans plaisirCar les pensées des hommes sur les terres changentSelon les jours que leur alloue le père des Dieux.XVIII, 130-1371(D’après Homère, L’Odyssée, trad. Victor Bérard, 1996, édition Le Livre de poche)

L’Odyssée rend compte d’un monde qui vacille et c’est là où O Brother le rejoint car le thème central du film est le passage. Le monde bascule dans la modernité. Les vieilles superstitions chancellent. Delmar, croyant fermement qu’un homme puisse être transformé en crapaud, Pete, certain qu’un baptême évangéliste suffise à l’absoudre devant Dieu et la justice, Tommy, le joueur de blues, prétendant avoir vendu son âme au diable pour pouvoir mieux jouer de la guitare, ne vont plus trouver leur place dans le nouveau monde qui s’annonce. L’Amérique archaïque s’enfonce dans un pays désormais quadrillé par les politiciens dont l’arme absolue est la communication de masse. Dans O Brother, il n’y a pas de semblant de retour. Ce n’est pas seulement une vallée du Mississippi qui s’apprête à être engloutie. Une culture, un art de vivre fondé sur l’absurde, la superstition et le mythe vont être balayés. O Brother détruit le mythe parce qu’il ne peut plus accepter ses réponses. Car il s’agit bien de trouver des réponses.

Tout au long du film, les personnages ne cessent d’affirmer : « Les temps difficiles font sortir les pigeons des bois, tout le monde cherche des réponses.» ; « Mes filles cherchent des réponses » ; « Il faut donner des réponses aux gens ». Le Ulysse homérique découvre la force de la pensée mais sans pour autant s’affranchir des Dieux. Pour les personnages des frères Coen, Dieu n’est plus un secours possible et ils doivent désormais errer dans l’ignorance et la peur.

O Brother, sous ses faux airs légers, est une épopée du deuil, moins un beau voyage, qu’un long enterrement. Au point qu’à la fin de leur périple, les trois compères du film se retrouvent arrimés à un cercueil au milieu d’un océan d’eau. Le film met à jour, pour la première fois peut-être, une nature mélancolique chez les frères Coen. Même le titre O Brother, where are thou ? s’avère être un appel au secours.La fin du film est loin de ressembler à un happy end. Ulysse semble se réjouir du barrage en voie de construction, prélude à « un nouveau siècle des Lumières ». Les individus n’auront plus à se chercher. Leurs questions trouveront des réponses, le voyage d’Ulysse sera balisé par des cartes, l’ordre aura triomphé. Alors, il n’y aura plus d’odyssée possible.

Le comique ici n’est pas une fin en soi mais une sorte de constat assez amer sur l’absence de repères. Comme le pense Freud : « Par la défense qu’il constitue contre la possibilité de la souffrance, l’humour prend place dans la longue série des méthodes que la vie psychique de l’homme a déployées pour échapper à la contrainte de la souffrance » (D’après Sigmund Freud, L’humour, 1927, essai paru dans le recueil de « L’inquiétante étrangeté et autres essais », trad. Bertrand Féron, édition Gallimard, collection Folio essais, p..324). Ulysse retrouve son peuple comme roi et sa famille comme « Pater familias », ce que Ulysse Everett s’épuise à réclamer, en vain. O Brother raconte la perte d’aura de l’homme moderne.
Conclusion

D’après Jean-François Lyotard, la postmodernité, par un ensemble de données formelles, contredit la modernité à travers, notamment, des représentations mettant en cause la légitimité des grands récits fondateurs. Les cinéastes Coen sont, ainsi, avec O Brother en plein dans l’esthétique qui les caractérise. Mais quelque chose a vieilli, à partir de ce film, chez les frères Coen. Cette façon pharaonique de fabriquer des images sur des images paraît aujourd’hui un peu en voix de fossilisation dans un cinéma sans cesse en transmutation. Ils continuent, comme dans les années quatre-vingt, dans la voie du pastiche et du recyclage cinéphilique. De plus, on ne peut nier un déplacement de leur cinéma vers des films plus accessibles, dont l’apogée (espérons-le) serait le décevant Intolérable Cruauté. Peut-on encore parler de cinéastes iconoclastes ? Je pose la question.Une chose est sûre, c’est que leur esthétique ne s’institutionnalise pas (contrairement à Tarantino, par exemple). Elle trouve son aboutissement dans un néoclassicisme transfiguré par la nostalgie, le nostos. Les Coen ressemblent alors à Ulysse, errant sans cesse dans l’espoir de retrouver sa terre natale…

Bibliographie

  • BARDOLLET, Louis, « Les Mythes, les Dieux et l’homme, essai sur la poésie homérique », Paris, édition Les Belles Lettres, 1997
  • COEN, Joel et Ethan, « O Brother, where art thou ? », scénario, traduction Olivier Peyon et Richard McCarthy, Paris, édition La Bibliothéque des Cahiers du Cinéma, 2000
  • COEN, Joel et Ethan, « Entretiens, une idée moins grotesque du Sud » in Libération, 15/05/2000
  • FREUD, Sigmund, « L’Humour »,1927, in « L’inquiétante étrangeté et autres essais », traduction Bertrand Féron, Paris, édition Gallimard, collection Folio essais, 1985.
  • HOMERE, « L’Odyssée », traduction Victor Bérard, édition Le livre de Poche, 1996
  • HURST, André et LETOUBLON, Françoise, « La Mythologie et l’Odyssée », textes réunis, Genève, édition Librairie Droz S.A, 2002
  • NICKLAUS, Olivier, « Entretiens, propos recueillis des frères Coen » in Les Inrockuptibles, 10/05/2000
  • RIGOULET, François, « O Brother, where art thou ? », in Télérama, 30/08/2000
  • SAID, Suzanne, « Homère et l’Odyssée », Paris, édition Belin, collection Sujets, 1998
  • MAGAZINE LITTERAIRE, « Homère, les métamorphoses d’Ulysse », n° 427, Janvier 2004

Titre original : O Brother, where art thou?

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Durée : 105 mn


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