Mystères de Lisbonne

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Paradoxalement, l’évidente réussite de cette adaptation destinée aux salles comme à la télévision d’un roman de Camilo Castelo Branco laisserait presque craindre une peu souhaitable « domestication » du cinéma de Raoul Ruiz.

Réglons déjà la question de la durée, des 4h26 de cette adaptation d’un roman fleuve de Camilo Castelo Branco, dont cette sortie salle n’est qu’une des deux versions envisagées (l’autre étant celle d’un feuilleton en 6 épisodes de 52 minutes, qui sera diffusé sur Arte en avril 2011). Oui, Mystères de Lisbonne est un très long métrage ; oui, le défi – pour le cinéaste comme le spectateur – de tenir sans faiblir la distance de cette longue durée ne manque pas de sembler impossible. Et en effet, force est de reconnaître que malgré sa belle réussite, sa grande fluidité, le dernier Ruiz peut aussi être porteur d’un ennui ponctuel. En raison surtout du choix de Raoul Ruiz de suivre essentiellement cette fois la ligne claire de son récit, en modérant bien plus que d’ordinaire son baroquisme coutumier ; choix conférant au film un caractère paradoxalement trop timide, presque trop appliqué malgré l’évidente ambition du projet.
Succédant à une Maison Nucingen qui divisa certes la critique, mais apparaissait pour nous comme un retour de Ruiz à la veine la plus joyeusement fantaisiste de son cinéma, après quelques flottements récents assez oubliables, Mystères de Lisbonne est l’objet d’un recentrage au moins provisoire sur le potentiel d’envoûtement de la narration, et ainsi la linéarité qui l’accompagne. D’où que malgré les innombrables allers retours structurant le récit de loin en loin, demeure la certitude que rien ici n’est tout à fait là par la seule vue de l’esprit caractéristique de l’art ruizien. Le film, effectivement envoûtant, glisse sans grande douleur, chaque figure se lovant dans son ascendance littéraire, le plan séquence se voulant restitution d’une profondeur de temps propre au romantisme de l’œuvre originelle.

De cette sagesse, ce suivi presque trop modeste de sa ligne, Mystères de Lisbonne tire en même temps son charme singulier, chaque scène, chaque protagoniste semblant conscient(e) de s’avancer à la lumière d’un grand ensemble, d’une tenue globale interdisant toute confusion durable. Le père Diniz, notamment, joué par le débonnaire Adriano Luz, est, en même temps que l’ange gardien de Joao (l’enfant dont la vie est l’apparent fil conducteur du récit, l’encadrant d’une certaine manière), une sorte de gardien du temple bienveillant, réservant bien plus que ce que suppose son uniforme, mais en disant le moins possible. Grande élégance de ce qui s’avère être l’un des personnages les plus aboutis du cinéma de Ruiz, la garantie chez ce dernier d’identifier un caractère sur la longueur étant comme qui dirait chose rare. Pour cette fois au moins, le lien unissant Diniz à cet enfant, puis plus tard Diniz à la mère retrouvée de cet enfant, à l’homme chargé autrefois de sacrifier cet enfant, enfin à la femme prochainement aimée par Joao devenu jeune homme se révèlera plus solide, la dimension sentimentale de Castelo Branco s’imposant sans doute bien plus que le cinéaste ne saurait l’avouer.

 
Mystères de Lisbonne gagne alors à assumer jusqu’au bout ce lien, cette connexion implicite, ce voisinage muet de chaque trajectoire, origine ou destin, rendant probable les retrouvailles, en d’autres lieux, sous d’autres noms de deux personnages partageant le plus obscur secret. Plus encore, c’est ce lien de tout avec tout, de tout le monde avec chacun qui garantira au film lui-même de trouver dans sa durée peu commune une réelle motivation. Celle-ci étant, en même temps que la résultante du projet communément cinématographique et télévisuel précisé plus haut, dans le cadre de cette seule sortie en salle, la chance pour Raul Ruiz de faire honneur au concept même de « long métrage ». Faire du film et de l’expérience de spectateur qui s’ensuit le lieu commun d’une certaine cordialité, d’une entente entre l’écran et la salle excédant le temps trop imparti d’une projection standard. La grande douceur, le murmure sécurisant tenant lieu de tonalité majeure à Mystères de Lisbonne seraient ainsi signes d’une attention toute particulière portée à la possible « inattention » du spectateur.

Réussite évidente : tout ou presque dans le film brille par sa familiarité, du casting franco-portugais (Clotilde Hesme et Léa Seydoux, nouvelles égéries du cinéma d’auteur français, côtoient Melvil Poupaud, qui débuta enfant chez le cinéaste – dans L’Eveillé du Pont de l’Alma ( 1985) –, le temps d’une éclipse puis d’un retour d’Adriano Luz, Maria João Bastros et consorts) à l’alternance des langues qu’il impose (le français et le portugais s’imposent chacun leur tour ou voisinent, selon la maîtrise par tel acteur de la langue d’un interlocuteur étranger, sinon par le biais de la post synchronisation). La malice ruizienne, celle qui peut manquer aux plus grands adeptes de l’esprit farceur coutumier de ce cinéma, se distinguerait alors précisément dans ce cosmopolitisme sans traduction, cette pure et simple adaptation du film à la condition de jeu de ses interprètes. Preuve supplémentaire, si besoin, du caractère foncièrement « littéraire » de ce cinéma, bien au-delà du cadre d’une simple adaptation de roman. Parler, dans un film de Ruiz, c’est avant tout converser, s’entendre soi-même avec ses propres mots, sa propre élocution, mais surtout entendre l’autre à la juste valeur de sa prédisposition à ne pas tout dire, feindre la transparence.

 
Limite de ce principe de cordialité, de bonne entente du film avec son audience : la possible difficulté à en garder davantage que le souvenir de sa grande cohérence, la certitude de l’avoir bien vu, pris acte de la moindre de ses composantes. Autre paradoxe alors, regardant il est vrai uniquement le spectateur, que celui de trouver un film presque trop réussi, trop abouti. Car oui, c’est une évidence, ce film est de ceux qui comptent dans une œuvre, dans cette œuvre. De ceux dont le soin particulier apporté à la mise en scène, l’intelligibilité d’ensemble, l’homogénéité sont le signe d’un respect, d’un amour immodéré du cinéma et des mille et une promesses d’histoires et de relais dont il reste porteur. Notre réserve donc serait à son tour le signe d’un espoir. Celui que ce cinéaste au style unique, à la folie douce sans grande rivale depuis Buñuel, ne se rêve pas, à l’heure du bilan, en vieux maître respectable. Réserve invitant surtout à classifier ces Mystères de Lisbonne comme pure récréation. Quelque chose comme un « chef-d’œuvre pour la forme », disons.

Titre original : Mystères de Lisbonne

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Durée : 266 mn


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