Mémoires de pères – Regards de filles : Passions sans âge de Clint Eastwood

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Comme souvent, sinon toujours, la sortie d’un nouveau film d’Eastwood est occasion de retour sur l’oeuvre singulière du vieux maître. Tradition oblige… nous ne dérogeons donc pas à la règle.

Alors que son dernier film, L’échange (Changeling, 2008), sort aujourd’hui sur nos écrans, nous contant l’histoire vraie d’une femme confrontée à l’improbable « remplacement » de son enfant, d’une adoption impossible, se pose la question de la place accordée depuis longtemps ( toujours ?), dans le cinéma d’Eastwood, à l’apprivoisement, la progressive confiance en l’altérité, au grand Autre. Que cette question prenne pour support la naissance d’une relation amoureuse (Sur la route de Madison), la bienveillance mutuelle de deux êtres partant a priori sur des bases incertaines (le kidnappeur et l’enfant d’Un monde parfait, le coach et la championne de Million Dollar Baby…), n’a eu de cesse de traverser la fiction eastwoodienne l’idée d’un attachement inéluctable, du constant possible de l’adoption par le biais de l’acceptation d’une compatibilité insoupçonnée.           

         


A contrario
, la part la plus sombre de l’œuvre tiendrait à la douloureuse prise de conscience de la fragilité d’un pacte, l’amer constat de la valeur parfois si relative d’un lien d’origine (la trahison du président des Pleins Pouvoirs envers le Peuple, mais surtout envers l’ami de toujours dont il convoita mortellement la femme ; la résurgence tragique, à l’âge adulte, de l’insurmontable trauma ayant mis fin à l’innocence des jeux d’enfant, dans Mystic River…). Tout le cinéma d’Eastwood – et de plus en plus nettement depuis le début des années 90 et la présentation d’Impitoyable (Unforgiven, 1992), son film le plus « nu » et littéral – reposerait ainsi sur ce travail du doute, la crainte souvent légitime d’une méprise quant au lieu réel d’une sécurité, au juste abord de son prochain en regard d’un bénéfique compagnonnage. Œuvre radicale en ce sens, précisément, qu’au-delà de la garantie d’une permanente limpidité du geste, d’une clarté du trait, persiste la lueur lointaine d’un vacillement, d’un flou perceptif souvent bouleversant.

A l’aventure

Rencontrant le voyageur Robert Kincaid (Eastwood himself), photographe sexagénaire épris de jazz, promesse pour elle d’une renaissance à sa vie de femme, hors mariage et famille, Francesca (Meryl Streep) sera sans doute le personnage le plus significatif de la dimension positivement « aventureuse » du récit eastwoodien. La parenthèse enchantée dans laquelle l’héroïne de Sur la route de Madison se laisse embarquer au contact de cet inconnu, outre sa dimension joliment « anticonformiste », en regard des mœurs, du puritanisme de son temps, happe surtout par l’extrême subtilité avec laquelle se laisse lire en elle (et à l’image) le passage d’une appréhension première à l’ivresse de l’abandon. Magnifique travail du cinéaste-acteur sur les jeux de distance et de proximité des corps en des paradis terrestres, nids d’amour improvisés. Lorsque Francesca accompagne le photographe en repérages (alors que sa famille vient de s’absenter pour quelques jours), sous un soleil éclatant, ravit la dimension flottante de leur trajet, imprègne les plans, la séquence, le doux plaisir d’une consciente folie de l’engagement – a priori très innocent – sur un territoire (érotique) aussi englobant.

Cette captation du « moment », de l’instant unique d’une rencontre porteuse des plus grands bouleversements, si elle était repérable déjà dans les premiers films (Un frisson dans la nuitPlay Misty for me, 1972, dans la liaison fatale d’un dj amené à très vite regretter l’aventure d’une nuit ; Breezy, 1973, dans l’acceptation de leur amour par un quinquagénaire et une très jeune fille…), gagne, dans Sur la route de Madison, une ampleur narrative et esthétique, une sérénité sans doute inhérente au doux et singulier travail du temps (sur l’homme comme sur le cinéaste). L’aventure eastwoodienne, dans des westerns tels que le jubilatoire Josey Wales, hors la loi (1976), ou le plus ténébreux Pale rider (1985), des polars comme Le retour de l’inspecteur Harry (Sudden Impact, 1984) ou La relève (The Rookie, 1990), si toujours restait saisissable une minutie du détail, héritée d’un classicisme qui lui est cher (Ford, Hawks, Walsh…), était jusqu’à Impitoyable traversée de stridences, d’une furie minimale atténuant parfois l’émotion. Là où son apparition dans ce dernier film, en l’image d’un vieux cowboy rangé, veuf, plus vraiment certain de ses facultés de tireur, peinant à grimper d’un bond sur son fidèle destrier, amuse comme elle inquiète par la cruelle représentation d’une faiblesse, une impuissance qui sera le grand enjeu de la fiction à venir : est-il bien raisonnable de s’engager dans une épopée vengeresse sans la garantie d’une pleine santé ?

 

 
C’est que, dans cette tentative réussie de redonner corps au Western, à l’heure où le genre était essentiellement abordé sur le mode du sympathique pastiche (Retour vers le futur III…), se dessinait la sourde volonté de croire en une efficacité du premier degré, une approche du langage, du récit cinématographique en général, ayant pour unique souci de travailler la situation au corps. Que nous expose Impitoyable, au fond ? La violente lacération d’une prostituée. L’engagement, par les « collègues » et amies de la fille, d’un mercenaire retraité, William Munny, redoutable figure légendaire de l’Ouest. L’humiliation de Munny par le terrifiant Shériff, Little Bill Daggett. L’assaut final et vengeur du lonesome cowboy (dont le meilleur ami et compagnon de toujours vient d’être tué après torture). Le tout en une sécheresse de style, une frontalité parfois cauchemardesques. Un film, en somme, animé par une lucidité ultra-réaliste quant à la portée finale de toute aventure tardive (là où Space Cowboys, huit ans plus tard, abordera le même thème sous un jour sensiblement plus joyeux, celui d’une joie sans nom à réaliser pré-mortem un rêve de jeunesse : la conquête des étoiles). La première altérité serait alors la marque du temps, le défi que reste, pour tout individu (un cowboy, une mère de famille, un hors-la-loi…), la confrontation avec la potentialité d’un nouveau départ, l’accès (bien sûr illusoire) à un possible perdu.

Adoptions

Alors, à défaut de repartir soi-même à la reconquête de son passé, pourquoi ne pas saisir la chance, peut-être unique, offerte par la vie de transmettre à qui le demande les bases d’une connaissance trop longtemps enfouie ? Amorcée avec délicatesse dès les années 70-80 (Breezy, Honkytonk man, voire, dans une certaine mesure, le quelque peu poussif Maître de guerre…), la question du compagnonnage des générations a été source de passionnants récits excédant le seul éloge de la transmission, au profit d’une acceptation du possible échec de cette transmission. Ainsi, à la mort après longue agonie du musicien Red Stovall (Eastwood, dans Honkytonk man), n’est-il pas certain que Whit (Kyle Eastwood) soit idéalement prometteur d’un relais. Inversement, la juste appropriation des conseils de Frankie Dunn par Maggie Fitzgerald (Hilary Swank, dans Million Dollar Baby), l’exécution joyeuse de sa méthode sur les rings de boxe, par sa dimension trop idéale, justement, ne peut être qu’annonciatrice d’un lourd tribut à payer à cette trop bénéfique association.
 

Le chef-d’œuvre d’Eastwood en la matière, son film ayant été le plus jusqu’au-boutiste dans cette évocation de la transmission douloureuse, serait alors, fort probablement, Un monde parfait (A perfect world, 1993). Plus que nulle-part ailleurs dans l’œuvre, se dessine dans la trajectoire commune de Butch, l’évadé (Kevin Kostner dans son emploi le plus puissant : celui d’un héros empêché, d’un « méchant » souffrant de l’impossibilité d’une réconciliation avec le monde, comme avec sa propre histoire), et Philip, le garçonnet, l’évidence d’une cruelle désillusion à venir quant à la pérennité de leur affection. Le drame de Butch sera de ne savoir (pouvoir) donner à l’enfant ce que lui-même, enfant mal-aimé, aurait encore à découvrir.

                          

La mémoire des pères, des mères (le journal intime de Francesca, parcouru après sa mort par ses grands enfants), ancre autant le récit eastwoodien que la disposition des fils et filles à saisir en celle-ci le plus précieux motif. Il serait par ailleurs plus qu’envisageable que l’essence première de ces récits soit moins la transmission, que l’apprentissage in extremis de la fonction « parentale ». Encore Butch, donc, mauvais père car fils perdu. Toujours Frankie Dunn, dont la tragique relation avec cette fille d’adoption qu’est quelque part Maggie l’amènera à franchir enfin le pas d’une retrouvaille, une réconciliation avec sa fille biologique. Mais aussi, et peut-être surtout, Luther Withney, le gentleman cambrioleur, l’Arsène Lupin des Pleins pouvoirs (Absolute power, 1997), dont la passion pour l’art, le dessin, aboutira à la tendre esquisse du portrait de sa fille juriste, Kate, blessée mais sauve, près de son lit d’hôpital. L’émotion n’est pas négligeable, en tous ces films, à la vision des maladresses, de la culpabilisation des parents devant leur inaptitude à apaiser les enfants. Progressiste en cela, l’homme Eastwood, aux valeurs pourtant assez républicaines au départ, est probablement l’un des cinéastes américains contemporains ayant su le mieux dramatiser la question des liens du sang, de leur poids, leur potentielle douleur.

                                                                                               
Innocent blood

Le sang, matière très présente dans cette œuvre, conférant aux films les plus sombres leur traumatique intensité. D’une requête de fan (« Please, play Misty for me ») peuvent (dé)couler in fine les plus violentes et inattendues fulgurances, les plus crispantes manifestations psychotiques (Un frisson dans la nuit, premier et déjà grand film). D’une épouvantable pulsion masculine initiale (viol, agression sauvage d’une femme dans son intimité, dans Impitoyable, L’inspecteur Harry, Les Pleins pouvoirs…), résulte la vengeance froide mais cataclysmique du héros eastwoodien. Comme l’indique le titre de l’un de ses récents films (« Blood Work », 2002), le sang ne cesse de travailler, de circuler tout au long des plans. Visible ou non. En surface ou enfoui dans les noires artères d’une fiction nocturne. Reste que, contrairement à, par exemple, Scorsese ou Tarantino, l’obsession du sang, le travail sur le Mal, la violence, ne se déparent jamais d’une souffrance bien réelle, d’une déflation du spectacle au service de l’humain. Se souvenir des cris du jeune cowboy en souffrance, dans Impitoyable, hurlant à la mort après avoir été traversé  par une balle de Munny. De la déchirante poursuite de Philip par Butch, dans les dernières minutes d’Un monde parfait, ce dernier se vidant de son sang après que l’enfant lui ait tiré dessus pour empêcher son dernier crime. Du violent combat entre le président et sa maîtresse, au début des Pleins Pouvoirs, avant qu’une balle ne traverse la tête de la jeune femme. De l’éclat rouge laissant redouter, dans Jugé coupable (True Crime, 1999), l’effective exécution d’un innocent.

Car, au-delà de ses seules histoires, c’est quelque chose d’une certaine douleur américaine, humaine, universelle, qui semble être le véritable moteur d’Eastwood. Bien sûr, ses récentes évocations de la bataille d’Iwo Jima, ses répercussions des deux côtés du champ de bataille (Mémoires de nos pères, 2006 ; Lettres d’Iwo Jima, 2007), aideraient par leur seule existence à entériner cette perspective. Mais, bien au-delà de cette approche littérale des maux de l’Histoire, c’est de l’extrême soucis de n’aborder le drame, la violence, même dans des films à caractère prioritairement « divertissants », qu’à hauteur d’homme, au plus près des craintes, hésitations et hantises humaines, qui confère à chaque livraison, y compris la plus déceptive (Minuit dans le jardin du Bien et du Mal, 1998 ; Créance de sang ; L’échange…) toute sa valeur. Difficile de reprocher à ce cinéaste un quelconque dédain, un mépris ou une phobie de l’humain (Spielberg…). De le soupçonner de sacrifier le fond à la seule virtuosité formelle (Scorsese ; Soderbergh ; Tarantino…). Comme de déceler en ses propositions un cynisme, une balourdise plus ou moins assumée (Fincher avant Zodiac ; Paul Thomas Anderson…).

Que l’histoire d’une mère confrontée à la perte de son enfant, l’impossibilité pour cette dernière de feindre l’indifférence devant l’évidence d’une substitution d’identité, soit le point de départ de L’échange, ne peut étonner de la part du vieux Clint. Encore une fois, c’est, avant l’avancée tout de go d’une ivresse du spectacle « made in Hollywood », la promesse supplémentaire d’une ouverture au « spirituel », comme le souligne très justement Clémence Imbert dans sa critique, qui perpétue le geste du cinéaste. Ne tournant jamais le dos à l’accident, la déchirure des êtres, en eux-même (Dave Boyle, le « faux coupable » de Mystic River), comme entre eux (Dave Boyle, « victime » de ses amitiés enfantines, dans Mystic River), Eastwood , par la cohérence et la régulière portée humaniste et critique de son cinéma (un peu didactique, parfois lourd pour certains), l’emploi jamais complaisant, bien au-delà du simple narcissisme, de sa propre image, touche encore aujourd’hui à la grâce d’un certain âge d’or du cinéma. L’âge d’un cinéma trouvant dans l’édification d’un récit, la mise en scène et en images d’une fiction, le long et attentif travail d’une pensée interne du plan, d’une progression figurative de l’idée, tout un jeu sur le temps, l’écoulement des scènes, les indémodables vecteurs d’une garantie de contemporanéité de l’action. Pour ces raisons (et tellement d’autres), la sortie de tout nouvel « Eastwood » demeure encore la précieuse occasion  d’une réévaluation sereine de notre disponibilité de spectateur.

                                                                                      


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