Martyrs

Article écrit par

Il est enfin là, le monstre. Le film à ne pas faire voir, à ne pas imiter. Désolé, messieurs les censeurs : Martyrs existe, avec ses défauts et ses qualités, toutes transcendées par une rage filmique insoupçonnée, et une décapante noirceur qui font le sel de tout bon film culte. L’expérience de l’année ?

C’est l’histoire, horriblement réaliste, d’une petite fille, enlevée, séquestrée, torturée par des inconnus et qui parvient à s’échapper. Une fille logiquement traumatisée, marquée à vie, à moitié folle, qui va entraîner sa meilleure amie dans une vendetta sanglante contre ses anciens bourreaux. Mais tout cela, ce n’est que le début…

Martyrs propulse deux actrices habitées par leurs rôles dans un huis clos aux proportions dantesques. Derrière les façades post-modernes et l’image de la famille idéale (que le réalisateur s’amuse à caricaturer lors d’une scène de petit déjeuner avant de la faire – littéralement – voler en éclats), se cache rien de moins qu’une antichambre de l’Enfer sur terre. Une descente dans les abîmes de l’âme humaine qui n’est pas qu’une métaphore : elle se trouve toute entière symbolisée dans une froide échelle dépliable, qui mène l’une de nos téméraires (vraiment ?) héroïnes derrière le rideau (ou le mur, dans le cas présent), devant la vérité la plus nue, la plus horrible, la plus honnêtement inacceptable qui soit.

DESOLE, POUR NE PAS GACHER LA DECOUVERTE DU SCENARIO, LA SUITE EST REMPLIE DE SPOILERS…

Le film débute sur un rythme staccato, typique de ces productions horrifiques qui cherchent à retourner aux sources du genre dans sa dimension froidement réaliste : le grain de la pellicule est surligné, le montage est à la fois explicite et elliptique, le cadre est tremblant. C’est le décalage artistique de la fiction, miroir moelleux de nos peurs réfrénées, mais qui ne tarde pas à être bousculé avec le carnage de la susnommée famille modèle. Armée d’un fusil de chasse, dans une posture et avec un regard sinistre qui rappelle illico Les chiens de paille de Peckinpah, Mylène Jampanoï abat père, femme et enfants avec une brutalité inouïe. Le film n’a commencé que depuis dix minutes, et déjà, l’ambiance nous prend à la gorge : dans sa réflexion frontale et décomplexée sur la mise en scène de la barbarie, Martyrs enterre en deux coups de chevrotine le Funny Games d’Haneke. Pour un deuxième film, la maîtrise du cadre, du hors-champ, de l’espace clos est proprement stupéfiante. Chaque mise à mort enfonce un clou dans le champ de notre incrédulité : ce film est décidé à aller loin.

 

Le génie du scénario patiemment construit par Laugier est de diviser son histoire en trois actes, bâtis sur autant de révélations diversement inattendues, mais qui fonctionnent sur des thématiques et des approches assez différentes : si le premier sonne assez familier, la deuxième partie plonge de plein fouet dans le fantastique. Les visions « monstrueuses » de Lucie, l’amour étrange que lui porte son amie Anna, complexifient jusqu’au vertige une intrigue qui semblait jusque-là balisée. Déjà le travail sur le son se fait plus prégnant, les maquillages de feu Benoît Lestang quittent leur dimension « réalisme policier » pour entrer de plein pied dans les décharnements surréalistes du film fantastique. C’est un moment tangent, un entre-deux qui peut déconcerter et laisser songeur, tout cela avant que l’échelle ne descende brutalement au sol, avant que Martyrs justifie pleinement son titre.

Avec l’irruption de personnages extérieurs et la capture d’Anna, Martyrs bascule en effet, irrémédiablement, dans le film concept à la Zulawski (Possession, cité comme une référence récurrente, vient de fait à l’esprit, tout comme les premiers films de Polanski). Ses personnages qu’on devinait déjà manipulés par leurs émotions, se révèlent être totalement impuissants face à la torture totalitaire que ces bourreaux mystiques vont leur infliger. Réduit à une pièce, une actrice, une unique et lancinante souffrance, Martyrs nous révèle cette stupéfiante proposition narrative, celle qui voit des êtres humains comme vous et moi expérimenter des tortures tellement extrêmes sur des innocents qu’il puissent toucher au martyre et « voir » de leur vivant, ce à quoi ressemble l’au-delà.

Logique dans ces conditions que certains condamnent le film dans son ensemble, sans louer ne serait-ce qu’une seconde son impossible courage, son sens transcendé de la démerde (le tournage, avec un petit budget, a, selon l’équipe, loin d’avoir été une sinécure), son ambition démesurée. La question même touche à l’intime le plus inavouable, malgré son universalité. La façon dont Pascal Laugier visualise cette expérience inédite rappelle, sur un mode plus hypnotique encore, le final du Blueberry de Kounen (là aussi un film sur la transcendance très mal compris – mais moins réussi). A ce stade, le spectateur a déjà digéré, recraché, accepté à son corps défendant, l’insoutenable violence du film. Il est prêt à voir, lui aussi au-delà, avec un certain recul, certes. Mais impossible de rester de marbre face à cette croisade finale, seulement gâchée par une ultime pirouette qui souligne la relative impossibilité de revenir à des gadgets narratifs plus terre-à-terre après un tel numéro de voltige artistique.

FIN DES SPOILERS

On n’osait pas, à vrai dire, croire à la possible réussite d’un film comme Martyrs, aujourd’hui, au sein du paysage français. Après dix, quinze ans, de tentatives louables, mais globalement ratées (si l’on excepte le curieux Maléfique d’Eric Valette), de faire du film fantastique et/ou d’horreur en France, on avait logiquement perdu espoir. Pas facile de se remettre d’un Promenons-nous dans les bois, d’un Jeu d’enfants, ou plus près de nous, du putassier Frontières. La catharsis Saint-Ange a visiblement eu un effet positif sur le cinéaste cinéphile Pascal Laugier. Anéanti par l’échec de son intéressant premier film de fantômes avec Virginie Ledoyen, l’ami de Christophe Gans a repris du poil de la bête pour signer, depuis le Canada où le film a été tourné, un manifeste sanglant et traumatisant qui doit se vivre avant tout comme une expérience.

Vous serez touchés, ou non, par le message et le projet global de Pascal Laugier, qu’on ne pensait, répétons-le, pas capable d’une telle décharge sensitive. Rejet, fascination, ou simple respect pour le travail accompli : les réactions sont amenées à être variées, extrêmes, mais forcément intéressantes. Car Martyrs s’offre à nous tel un diamant brut de décoffrage. Malpoli, rare, fascinant, insondable. En un mot, unique.
 

Titre original : Martyrs

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Durée : 120 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi