Lola Montès (Max Ophüls – 1955)

Article écrit par

Coûteuse superproduction et retentissant échec commercial, « Lola Montès » est le modèle du film incompris et par ailleurs inclassable. Chant du cygne pour son réalisateur, il marque pourtant une étape charnière dans le cinéma français.

Genèse d’un film maudit

Lola Montès sortit sur les écrans français en 1955 ; sa production coûteuse, en trois langues, résumait toute l’ambition qu’Ophüls mit dans ce film qui fut son dernier (il mourut en 1957). Dans l’histoire du cinéma français d’après-guerre, le film a un statut particulier : objet d’une véritable cabale, il divisa les critiques et fut un échec commercial tant il plongea les spectateurs dans l’incompréhension. Désespérés, ses producteurs en firent un second montage, plus court, contre la volonté d’Ophüls lui-même ; mais il n’en fut pas mieux reçu pour autant.
Le film raconte l’histoire de la « femme la plus scandaleuse de son époque », Lola Montès. Elle est dévoilée à travers un spectacle de cirque monumental, qui se tient à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis. Présenté par son « manager », il représente les grands moments de sa vie extraordinaire de danseuse et maîtresse des artistes (comme Liszt), et des rois (comme Louis Ier de Bavière). A présent, vieillie, malade, elle est réduite à mimer ses triomphes et sa déchéance. Alors que les tableaux défilent, et que chaque soir elle rejoue son plongeon dans le vide comme clou du spectacle, elle se remémore les grands moments de son passé.
La principale critique émise à l’encontre du film concernait son actrice principale, Martine Carol : à l’époque jeune sex-symbol, on lui reprochait son absence totale de jeu. En vérité, Ophüls était conscient que Carol ne convenait pas pour le rôle ; son propos était ailleurs, le personnage de Lola n’étant pour lui qu’un prétexte pour scruter l’univers qui l’entoure, celui du spectacle.

Le monde du spectacle, entre artifice et voyeurisme

Le spectacle, c’est ici le cirque. Scène de la reconstitution de la vie de Lola Montès, il propose au spectateur dans les gradins et à celui devant le film d’assister à une véritable attraction : menée par un écuyer (Peter Ustinov) qui, fouet à la main, annonce un « numéro sensationnel, un fauve cent fois plus meurtrier que ceux de notre ménagerie ».
Mais la bête sauvage est une femme – et le film, bâti sur des paradoxes, offre une subtile mise en abyme du spectacle. Souvenir de la féérie des premiers temps du cinéma, inspirés du monde forain, il combine pour Ophüls deux visions contraires, car s’il le glorifie, c’est pour mieux en montrer les aspects les plus odieux : Lola est en effet livrée en pâture à la curiosité malsaine des spectateurs, qui lui posent des questions indiscrètes, tandis que le spectacle enjolive forcément la réalité. Le cirque devient symbole métaphysique – Jugement dernier, Enfer, Tribunal truqué de l’opinion publique – et permet la dénonciation virulente de l’attrait du scandale, du voyeurisme et de l’indécence de la société.

La lucidité d’Ophüls est très en avance sur son temps (la critique est plus d’actualité que jamais), et elle est soulignée par une mise en scène à l’étonnante modernité, où le style baroque explose, servi par les couleurs et le Cinémascope qu’Ophüls utilisait pour la première fois. Les scènes de cirque sont toutes mémorables, avec leurs motifs pourpre et or qui flamboient, pour signifier splendeur et scintillement, mais dont les détails entassés révèlent la nature oppressante et morbide. Car Lola est en fait prisonnière de ce monde tout en poudre aux yeux, en misère ornée de parures sublimes.

Le personnage le plus intéressant du film est d’ailleurs celui joué par Peter Ustinov. Exploiteur de Lola, il est devenu son témoin, le compagnon de son infortune, et sans doute son plus fidèle amoureux. Ophüls livre à travers lui un portrait de l’artiste qui bâtit sa fortune et son oeuvre sur les malheurs d’autrui et leur donne finalement, en les transformant en destin, valeur d’éternité. On pense aux grands producteurs hollywoodiens qui transformèrent pour toujours la vie de jeunes pin-ups, telles Marilyn Monroe – mais l’ironie d’Ophüls guette, qui présente le producteur du spectacle sous les traits d’un clown triste… car son film parle bien de l’ivresse et du vertige, et pointe le dérisoire avec cruauté.

Le vide et le mouvement

Le film offre un deuxième niveau de lecture, avec les souvenirs de Lola, donnés en flash-backs. Cette seconde narration, plus conventionnelle, participe pourtant à brouiller un peu plus le portrait de la femme de plaisirs. Car ce sont les souvenirs d’une héroïne lasse, usée et presque à l’agonie, que l’on suit. Et, au lieu de donner à comprendre la personnalité de Lola Montès, de saisir ses motivations profondes, le film s’évertue à fragmenter toujours plus son portrait. Elle est au fond impénétrable, un peu comme ces statues religieuses espagnoles toutes figées dans leurs vêtements et bijoux splendides, femmes de douleur, objets de l’adoration des hommes – ainsi qu’elle apparaît au tout début du film. L’image gagne en complexité plus loin dans le film : attendue par le roi de Bavière qui l’a vue danser, elle se prépare dans sa loge. Le spectateur la voit à travers l’objectif de la caméra, de dos, mais aussi telle qu’elle se voit dans le miroir qui lui fait face, et enfin dans un second miroir qui est accroché à un mur, dans un angle. Portrait d’une femme démultiplié comme à l’infini, vision éclatée du vide de son existence.

L’évanescence de Lola (qui ne parvient jamais à maîtriser sa vie) va de pair avec l’impossibilité pour le spectateur de saisir son essence ; Ophüls signifie cela en utilisant un subterfuge troublant, les « effets de cache ». Il ne montre en effet pas tant qu’il cache – il dérobe continuellement les protagonistes au regard du spectateur, derrière des éléments de décor, tulles et voiles, grillages, voire même tuyaux de poêle et cordages qui, tous, s’interposent entre l’action et l’objectif, entre la vie recréée et l’oeil qui la contemple.
Mais Ophüls propose une résolution à cette énigme. Elle réside dans le mouvement ; Lola elle-même le dit : « La vie, pour moi, c’est le mouvement ». Faisant toujours le choix du départ, Lola montre que la vie est plus forte que tout, tant qu’elle s’insinue dans le moindre mouvement. Ce n’est pas pour rien qu’elle est une danseuse, dont le corps même est l’expression du mouvement. Magnifiquement symbolisée par le tourniquet féerique au centre duquel elle s’exhibe, illustrée par une caméra toujours virevoltante, la vie de Lola Montès est chez Ophuls une épure en perpétuelle mouvance.

Lola Montès est une réflexion majeure sur le cinéma comme représentation. Sa richesse thématique et visuelle est telle qu’il semble que l’on ne puisse en venir à bout. Film maudit, il dit pourtant beaucoup de son époque et de l’évolution du cinéma français : il représente véritablement la transition vers la Nouvelle Vague, dont les films précurseurs sortirent quelques années seulement après Lola Montès, et ses plus ardents défenseurs étaient parmi les futurs animateurs du nouveau cinéma français, dont un certain François Truffaut.

Titre original : Lola Montès

Réalisateur :

Acteurs : , , , , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 120 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi