L’innocent

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Diminué par un AVC qui le contraint à rester dans un fauteuil roulant au terme du tournage de « Ludwig », Luchino Visconti s’attelle néanmoins à « L’innocent », librement adapté de la prose flamboyante de Gabriele d’Annunzio. Outre son chant du cygne, il livre ici une comédie intimiste de mœurs et des manières ainsi qu’une réflexion mélancolique grinçante sur une classe patricienne décadente de Rome au tournant du XX éme siècle.

Raviver un amour, c’est comme rallumer une cigarette. Le tabac se vicie et l’amour aussi.”(Gabriele D’Annunzio)

Un couple d’aristocrates plongé dans un abysse émotionnel

Au crépuscule de sa vie, le maestro est toujours habité par les mêmes obsessions thématiques qu’il cadre à l’extrême avec le formalisme pointilleux d’un peintre académique au regard affûté. Cette fois encore, après Ludwig, sa dramaturgie, confinée à la tragédie d’alcôve et de boudoir dans son dénouement, se resserre sur les dilemmes moraux d’un couple plongé dans un abysse émotionnel.

Tullio Hermil (Giancarlo Giannini), l’arrogance affichée couvant sous son regard de braise, est un propriétaire terrien oisif issu de l’élite aristocratique romaine. Tandis que le prince Salina (Burt Lancaster), dans l’adaptation de Le Guépard (1963) de Lampedusa, incarnait le dernier témoin vivant d’un monde empreint de tradition avant qu’il ne se fonde dans la modernité conquérante, Tullio est, à l’opposé, un homme de la modernité qui cherche désespérément à se détacher du carcan d’une morale classique sclérosante autant que vacillante.

Visconti refoule son penchant invétéré en faveur d’ une dramaturgie perçue à son paroxysme pour opter pour une austérité langoureuse. Son anti-héros Tullio vit les excès des aristocrates décadents de sa coterie : l’opulence, l’hédonisme décomplexé, la moralisation hypocrite. Le réalisateur de Senso épingle ces intempérances dans l’ostentation ornementale du faste et de l’apparat.

Tullio mène une vie de bâton de chaise à batifoler avec sa maîtresse, la comtesse Teresa Raffo (Jennifer O’Neil), quasiment au vu et au su de sa femme légitime Giuliana (Laura Antonelli). La maîtresse fait irruption comme “sa chose”, jappant comme un petit chien d’appartement tenu en laisse.

 

 

Un anti-héros byronien

Enclin à la rumination mélancolique, blasé et revenu de tout, Tullio est cet anti-héros byronien, désabusé, sulfureux, convulsivement rongé par la passion. Rebelle maussade et ténébreux, il est hanté par une vie de dissolution. “Une personne malade qui se complaît de manière masochiste dans sa maladie” selon la description faite par Giuliana qu’il néglige. Cette dernière s’escrime à conserver une façade d’honorabilité au sein de l’élite aristocratique en dépit des frasques et des foucades de son époux infidèle. La flamme sous l’éteignoir pour sa femme est brusquement ravivée lorsqu’il découvre fortuitement qu’elle a contracté une aventure avec un écrivain en vue (Marc Porel). Cette passion renaissante entre le couple reformé est toutefois mise à l’épreuve par la venue au
monde d’un fils illégitime que Tullio s’évertue de faire disparaître du décor de la manière la plus sordide qui soit.

La femme patricienne trompée et abusée s’efforce de trahir à son tour son mari volage d’une façon qui lui confère une innocence insupportable. Visconti explore les désirs coupables qui bouillonnent sous les ors fanés d’une société aristocratique aux mœurs cadenassées.

Amorcé comme un adagio, le film monte en puissance jusqu’au crescendo du dénouement final selon une coda tragique. Tel une pièce de brocart ouvragée (cette comparaison revient souvent à propos de l’œuvre de Visconti), le mélodrame bourgeois illustre la prégnance des hantises sociales à l’œuvre du cinéaste. Par delà le simple microcosme aristocratique, il cerne un milieu rempli de salons huppés, de salons de musique raffinés qui distillent des récitals de piano. Mais aussi, des boudoirs démesurés dans des palais romains et des villas provinciales féeriques où les affaires de cœur se résolvent dans l’intimité des boudoirs.

 

 

L’amour se nourrit de l’infidélité pour renaître des élans du corps (et non du coeur)

Spécimen de son temps, riche, outrancièrement élégant, arrogant, sûr de lui et cruel, Tullio, bon prince en apparence, ferme les yeux sur l’écart de conduite de son épouse transie jusqu’à apprendre qu’elle est enceinte et non par ses œuvres. Tullio fait pression sur elle pour qu’elle avorte. Elle s’y refuse dans le respect scrupuleux des préceptes de l’Eglise; ce qui déclenche l’ire de Tullio, athée convaincu. “La terre est le seul pays auquel j’appartiens” profère Tullio d’un ton déclamatoire. Dans ce monde sclérosé et comme recroquevillé sur lui-même, les vies respectives de Tullio et Giuliana sont obérées par leurs passions auto-destructrices. Visconti dirige ses films comme il dirige les livrets d’opéra, dans un paroxysme des sentiments exacerbés.

L’amour est un champ de bataille

Dans l’œuvre tumultueuse et tourmentée de Visconti, la comédie humaine quasi balzacienne est une épopée lyrique. Le roman de D’Annunzio flirte avec l’adultère, la misogynie tandis que la femme trompée se languit d’amour et redevient un objet de désir charnel pour son mari. La vulnérabilité actée de Laura Antonelli, son visage angélique de madone, ses épanchements amoureux jusqu’à saisir l’extase érotique et les voluptés de son corps largement dénudé participent d’un cérémonial lascif et séducteur que Visconti assume. La poitrine dévoilée de Giuliana se soulève, secouée par
un spasme de satisfaction. Le manque de stature de l’actrice lui confère une fragilité sublimée par ses scènes dénudées. De même, cette scène débridée qui ne lasse pas de jeter un trouble au sortir de la douche de la salle d’armes où Marc Porel, l’écrivain qui mourra opportunément d’une fièvre tropicale, apparaît dans le plus simple appareil.

L’amour vaut pour le temps qu’il dure. Par la suite, le mariage incombe du respect et une communauté d’intérêts.”

 

 

Visconti épingle la vanité et le clinquant d’une élite sociale déliquescente

L’innocent oscille langoureusement entre alcôves, chambres à coucher, salons de musique et salles d’armes où Tullio et son frère et jeune officier (Didier Haudepin) déchargent leurs frustrations. Cette classe aristocratique guindée se pavane comme des paons. Tout ce beau linge s’habille pour les récitals, s’habille pour le dîner, s’habille pour un déplacement en calèche et se déshabille compulsivement et mutuellement pour s’adonner aux plaisirs charnels et stériles du boudoir. Giancarlo Giannini fait la tête en permanence dans une affectation outrée qu’il surjoue en gros plan.

A nouveau, Visconti pointe la vanité et le clinquant d’une élite sociale déliquescente, figée dans ses prérogatives existentielles étroites. Il moque la territorialité du machisme, la masculinité contrariée.

Les décors inouïs qu’on doit à Mario Garbuglia et Piero Tosi sont asphyxiants qui les font ressembler à des mausolées à l’image de l’enfermement des personnages. Le métrage de la garde-robe et des tissus et costumes dont sont affublés les personnages frise l’indécence. Depuis les taffetas et les soies les plus riches, les velours et fourrures somptueux, jusqu’aux ouvrages en dentelles et voiles de tulle diaphanes, les pièces et antichambres aux ailes multiples. Tout concourt à exhumer et sublimer ce microcosme pour faire revivre un passé révolu.

Déroulant les crédits du générique, la main de Luchino Visconti tourne les pages d’une vieille édition du roman de Gabriele d’Annunzio patinée par le temps. Le récit peut commencer…

L’Innocent constitue le dernier volet de cette suite historique de Luchino Visconti commencée par Senso poursuivie par Le guépard et Ludwig. Ces fresques enluminées par le maestro ressortent en
salles dans une nouvelle restauration 4K de 2022 à l’instigation du distributeur Les Acacias en la personne de Jean-Fabrice Janaudy.

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