Les Vestiges du jour

Article écrit par

James Ivory dessine le drame d’une vie dans l’alcôve feutrée d’un majordome.

Les Vestiges du jour (1993) est certainement un des fleurons des productions Ivory-Merchant avec cette très belle adaptation du roman éponyme de Kazuo Ishiguro paru en 1989. Le récit narre l’introspection à laquelle procède le majordome Mr Stevens (Anthony Hopkins) alors qu’il s’apprête à retrouver Miss Kenton (Emma Thompson) avec laquelle il fut au service de Lord Darlington (James Fox) près de vingt ans plus tôt au milieu des années 1930. Il se souvient de ce qui aurait pu être, de leurs désaccords et attirances mutuels, sacrifiés sur l’autel de la dévotion à leur maître d’alors. Pourtant, tout au long de ces souvenirs, Stevens se remémore un Lord Darlington engagé dans les grandes affaires du monde, aux intentions nobles peut-être mais aux alliances douteuses avec les ténors de l’Allemagne nazie émergente dont il contribuera à rétablir l’éclat avec les conséquences que l’on sait. L’ensemble du récit questionnera ainsi la fidélité finalement vaine de Stevens, les occasions qu’il a manquées de vivre réellement plutôt que de s’oublier derrière un maître inapproprié. Dans son roman, Kazuo Ishiguro avait mêlé l’intime et la grande Histoire avec une subtilité rare. Il narrait ainsi le tournant politique critique des années 1930 qui vit l’Angleterre (et d’autres nations européennes) soutenir le rétablissement militaire de l’Allemagne, désormais gouvernée par Hitler, pour préserver la paix mais aussi par culpabilité suite à un traité de Versailles abusif. En Angleterre, ce mouvement fut mené par des lords anglais sympathisants du régime nazi, par conviction ou en étant abusés.

 

Par ses origines, Kazuo Ishiguro se sera souvent interrogé sur les choix qu’il aurait eu à effectuer s’il était né une génération plus tôt dans un Japon totalitaire et s’il avait suivi le mouvement de fanatisme collectif qui animait le pays. En replaçant cette idée dans cette Angleterre des années 1930, l’auteur la situait à une plus petite échelle en confrontant un pouvoir qui se perd, avec Lord Darlington et ses accointances suspectes, et un peuple s’interrogeant entre soumission aveugle et volonté propre, représenté par le majordome Mr Stevens. James Ivory capture merveilleusement cela dans cette adaptation très fidèle où ces grands questionnements constituent un arrière-plan primordial mais diffus et où ce sera surtout la terrible histoire personnelle de Stevens qui nous touchera au cœur. Les sentiments, la nostalgie et les regrets de Stevens ne peuvent s’exprimer qu’à travers le souvenir. Ivory ouvre donc le film sur un ensemble de fondus enchaînés où le domaine de Darlington déserté du présent – et désormais occupé par un propriétaire américain, Mr Lewis (Christopher Reeve) – s’entremêle avec l’effervescence du passé, les réunions au sommet, l’agitation des domestiques et surtout la présence de Miss Kenton. Le réalisateur reprend la structure du roman tout en l’allégeant – les rencontres du présent durant le voyage de Stevens sont moins nombreuses, tout comme ces observations du panorama naturel anglais dont un passage donne son titre au livre – avec ce voyage physique mais surtout intérieur pour notre héros. Dans une sorte de métaphore entre colon et colonisé, Stevens est un masque sans émotion qui ne s’anime que pour satisfaire les attentes de Lord Darlington. Il excelle dans cette tâche où il croit contribuer à un grand dessein qui le dépasse mais où son maître va changer l’Histoire pour le meilleur. L’arrivée de Miss Kenton comme intendante va bousculer ses certitudes et le confronter à ses manques – et d’abord à ses carences relationnelles quand il s’avèrera incapable de communiquer avec Miss Kenton dans le cadre de leur travail.

Après quoi ce sera au tour de ses carences morales, le montrant incapable de se révolter face aux dérives de Lord Darlington renvoyant deux servantes juives, et enfin de sa carence amoureuse, faisant que malgré des sentiments réciproques, il ne saura répondre à l’amour de Miss Kenton. James Ivory reste totalement dans la continuité de Kazuo Ishiguro qui est un écrivain de la retenue et de la suggestion, chez qui le bouillonnement des personnages est nié par leur voix intérieure faussement stoïque – ce sera tout aussi vrai dans Never Let Me Go (Mark Romanek, 2010) adapté du roman Auprès de moi toujours, paru en 2005 -, mais trahi par de subtils détails dans leurs réactions. Anthony Hopkins s’avère un bouleversant interprète pour exprimer cela. Le scénario de Ruth Prawer Jhabvala, reprenant le travail d’Harold Pinter pour une adaptation initialement destinée à Mike Nichols, agence ainsi des situations de plus en plus cruelles trahissant la coquille vide que semble être Stevens. Face au décès de son propre père, il n’oublie pas de renvoyer le médecin à un invité souffrant d’ampoules aux pieds, il se range aveuglément derrière l’opinion de Darlington lors du renvoi des jeunes juives et n’arrive pas à retenir une Miss Kenton bouleversée, sur le départ, et qui n’attend qu’une réaction de sa part pour s’affairer à une énième réunion politique de Darlington. Tout doit être sacrifié à l’atteinte de la dignité du grand majordome qu’il pense être, au soutien d’un maître qui en sait forcément plus et qui voit plus loin que lui (le scénario intégrant magnifiquement dans la narration toutes les envolées sur la définition d’un grand majordome, prétexte à de passionnantes réflexions dans le livre et montrant la vision étriquée de Stevens). Le personnage aurait pu être détestable sans un Anthony Hopkins dont le phrasé distingué et impersonnel est constamment trahi par ce regard vacillant d’amour mais incapable d’être suivi d’un mot ou d’un geste. Si l’on s’amuse des échanges revêches entre Stevens et Miss Kenton (comme chez des enfants, l’amour ne peut s’exprimer que par le conflit), c’est par les timides expressions de son trouble qu’Anthony Hopkins bouleverse et rend ce majordome psychorigide si humain.

 

Toute manifestation affective ne passe que par l’angle froid du travail, d’un « Vous être très importante pour cette maison » lancé pour la remercier de ne pas avoir démissionné, ou de ce moment terrible où il évoque un problème domestique alors qu’elle est en larmes suite à son attitude. Mais parfois, le temps d’un instant suspendu, la plus belle scène du film, l’armure se fend, illustrant parfaitement leur relation : Miss Kenton taquine Stevens sur un ouvrage qu’il lit et ne souhaite pas lui montrer (un livre d’amour), elle s’agrippe à lui en retirant doucement le livre de ses mains tandis qu’il demeure immobile, l’observant fasciné et amoureux dans la pénombre sans pouvoir répondre à ce rapprochement. Emma Thompson, ardente, vindicative et lumineuse est absolument magnifique, et le couple si troublant façonné par James Ivory dans Retour à Howards End (1991) dégage toujours autant d’alchimie. Le récit est d’autant plus cruel qu’en plus de ne pas (chercher à) comprendre les liaisons dangereuses de son maître, Stevens ne voit même pas à quel point elles méprisent sa propre condition sociale, l’humiliant le temps d’une scène. Autant avec le personnage de Stevens que celui de Lord Darlington (excellent James Fox), le récit semble effectuer une transition entre deux générations : on passe ainsi de l’Anglais flegmatique plaçant l’honneur avant toute chose quitte à se faire duper (Darlington avec les Allemands, Stevens avec Darlington) à celui qui voit au-dessus de la surface, qui est plus lucide, à l’instar du personnage incarné par Hugh Grant, Reginald Cardinal – le virage étant annoncé par l’Américain Jack Lewis joué par Christopher Reeve (une idée renforcée par James Ivory fusionnant en un seul personnage dans le film l’Américain participant à la première réunion et celui possédant Darlington Hall à la fin) qui traitera judicieusement d’amateurs ces gentlemen pétris de bonnes intentions. À l’échelle de l’Histoire, cela causera le déshonneur de ceux qui n’ont pas su voir et ont laissé envenimer la situation jusqu’à l’explosion que sera la Deuxième Guerre mondiale ; à un niveau plus intime, cela sera une vie gâchée et des regrets éternels avec l’ultime entrevue entre Stevens et Miss Kenton, bien trop tard, même si une fois de plus l’échange informel trahira le trouble de chacun. La détresse ne pourra s’exprimer qu’une fois l’autre suffisamment éloigné, avec les yeux baignés de larmes d’Emma Thompson emmenée par un bus et un Anthony Hopkins brisé et immobile sous une pluie battante, recouverte par la superbe musique de Richard Robbins. Un grand film et une magnifique adaptation.

Titre original : The Remains of the Day

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Pays : ,

Durée : 134 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi