Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath)

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Ressortie en version restaurée du film de John Ford, Oscar du meilleur film en 1940. Emouvant et dense.

La Grande Dépression et ses séquelles économiques et sociales. L’originel Exode et un Eldorado… carcéral. Les raisins de la colère relate l’histoire d’un Ouest poussiéreux, hanté, aride, vidé d’humain et décapé de sa patine, de son Histoire, à cause des Dust Bowl, les tempêtes de poussières. Une terre sans chair. L’échec d’une facette du rêve américain et de « L’American Way of life ». Les entrepreneurs et l’Etat abandonnent leur terroir pour un esclavage moderne. La modernité de la démarche indutrielle est porteuse, a contrario, de valeurs naïves et populaires, puisque le film exalte la diamétrale isométrie entre les deux mondes. L’extraction des humbles gens provoque déracinement, dépression et mort. Un changement d’époque, de culture et de politique nationale. Les premières minutes accentuent implicitement cet ancrage : la caméra est éloignée de Tom lorsqu’il ouvre le film en arrivant à une station service. Il est pris en stop mais ne peut monter dans le camion. Il s’installe sur la marche de la cabine. La norme et la marge du monde. Tom est l’humaine métaphore de la dichotomie structurelle et ontologique du film. La fin du film ouvrira sur une conversion radicale de sa personnalité. Le camion, carcasse métallique, roule sur une carcasse de monde.

Nowhere…
John Ford, esthétiquement, exprime la perte et la faillite morale avec un noir et blanc sale. Les séquences de nuit plongent littéralement le film dans une atmosphère sinistre et ténébreuse. Ford joue avec la puissance graphique de l’espace vidé pour garnir son film de recherches expérimentales basées sur une abstraction, sur une dissolution visuelle et narrative, par le prisme de la profondeur de champs et d’éclairages quasi-expressionnistes. Le film s’appuie sur un vide créateur étourdissant, et sur la découpe intrinsèque du plan. L’homme et son environnement apparaissent comme deux entités à la fois contraires et complémentaires : l’homme y puise sa force et sa tristesse, il y puise son espoir et son abandon, y laisse son passé et son histoire, sans aucune ouverture de renouveau. L’abandon de la région et l’entêtement des fermiers à vouloir garder leur terre, couplent leurs gestes avec l’ultime souffle, le dernier sursaut de l’énergie du désespoir.

Grand’Pa et Grand’Ma meurent durant le périple. La mort du couple-doyen, cataliseur de valeurs anciennes, concrètise l’amnésie et la mort de la mémoire, qui touche le film. Le grand père sera enterré sur le bord d’une route, sans plaque comémorative, orné d’un mot, afin que le lieu ne soit pas profané. Le respect pour l’ancien est touchant et témoigne de la terrible faille qui enfouit toute possibilité de retour en arrière. L’œuvre entière est un road-movie, ainsi qu’une mise en tension permanente de l’humain face à l’horizon, éternel mirage, et métaphore du futur. La route symbolise le Destin et le programme écrasant de leur migration obligée. Le prédéterminisme qui pourrait en découler, crucifie la notion de liberté, si chère dans la Constitution, le fondement politique et matriciel américain.

Si instable, l’idée de la progression sublime une réminiscence de la conquête du territoire, de l’Ouest. A ceci près que celle-ci est forcée et non déterminée. Le film est alors un palimpseste qui réactive et réactualise l’Histoire par un repli sur soi et une mise en branle en miroir de la conquête des États Unis : ce qui apparaissait inédit, euphorisant et dévastateur (avec le massacre des Indiens) pour les colons, lors du premier Exode, est devenu dériliction et appauvrissement de l’humanité. L’homme est à nouveau son meilleur ennemi. De plus, ce bégaiement est rendu tangible dans la mise en scène grâce à la courte répétition de petits mouvements de caméra lors de la démolition de la maison des Muley. Au-delà de l’appropriation d’une figure du montage russe imprégnés des travaux des formalistes, l’épreuve du bis-repetita déploie ses ailes pour agir comme un piston sur la narration et le versant politico-sociologique du film. L’implosion de l’action pulvérise le ressenti. Son spasme la réédite cycliquement. L’événement est encaissé deux fois. La cruauté et le symbolisme de l’adaptation littéraire offrent des exclamations de cette nature. Les symboles tendent à raser des consciences étatsuniennes le mythe américain de la réussite agraire.  Le premier symbole prend corps au tout début du film : Tom traverse un carrefour, exécution croisée de l’ancien face à la modernité, symbole de la mort, anticipation éblouissante sur le développement prochain du film. Un second symbole fort : l’accouchement dans la douleur de Rosasharn, sœur de Tom, qui exprime la souffrance et la naissance d’un monde dans le désarroi et le doute.

 

… and everywhere

Épuisés et meurtris dans leur chair, les fermiers survivent avec comme seul leitmotiv l’espoir. Pourtant, arrivés à destination, ils sont parqués dans des camps, comme le furent les Indiens. Ils vivent dans des bidonvilles où la Vie a semble t-elle quitté Terre. L’arrivée du camion des Joad dans le bidonville est un célèbre passage : le point de vue adopté par Ford est celui du véhicule afin de désacraliser l’action de toute empathie, et d’établir un glaçant constat. La population ressemble à une marée de misère humaine, ballotée entre une blessure qui saigne abondamment, et un avenir enchaîné par les grandes compagnies de culture industrielle. L’Amérique est hantée par les fantômes du passé qui ruminent leur tristesse et leur honte de voir leurs terres délabrées, laissées pour mortes. Le moindre coup de vent rappelle combien le vide fut, jadis, perçu comme un modèle de liberté et d’utopie. La latéralité du film, due à la migration de ces populations, génère une énergie qui semble ne jamais s’épuiser, bien qu’ en proie, toujours, à la frustrante intervention des autorités. La privation de liberté et l’antagonique affrontement sont parfaitement agencés par Ford lors d’un flashback. Là encore, la maison des Muley permet de comprendre l’objectif stylistique et narratif de John Ford : la maison est ravagée par un énorme tracteur Caterpillar tel un vulgaire amas de bois, à peine assez solide pour supporter la charge du monstre de métal. La question de l’habitat du plan devient une problématique tenace du film, puisque Les raisins de la colère est l’expérience d’une fuite concédée par la faiblesse et la démunition.

La signature filmique contamine la mise en scène de John Ford, pour y prélever une cohérente économie de dispositif, ancrée dans une sécheresse cinématographique. Les contrastes de teintes, le rythme monocorde des travellings ou les plans longs, les nuances de gris, le partage éphémère et arbitraire des zones d’ombres dans le cadre, nimbent le film d’un halo noirâtre qui coagule la perte de cette terre, en la menant vers son abstraction quasi-totale. Dès lors, comment exister sans un repère originel ? La cohérence du noir et blanc insuffle un étouffement sybillin, ponctué de laideurs graphiques et plastiques puissantes. Les éclairages de John Ford dissèquent des personnages au visage clivé : une partie dans l’obscurité, une partie dans la frêle lumière. Les personnages sont amputés de la moitié de leur être, car la contamination holiste qui lie le monde à ses habitants est prépondérante. C’est un signe de fierté et d’estime. Le rapport fusionnel avec leur sol est mort. Ils ne sont spéciaux que s’ils vivent ou meurent sur leur terre, que si leur sang irrigue leur sol. L’idée que la terre était matrice de tout, de la naissance, de l’élevage, de la concorde entre les fermiers a disparu. Il est assez symptomatique que les fermiers soient de plain-pied ancrés dans la réalité terrienne du film, et que les personnes les expulsant soient en voiture, à proférer des menaces et des licenciements, de leur véhicule. Ils ne se mélangent pas, car la greffe ne prendrait pas. Ils participent à briser l’Unité qui unit les familles et la structure clanique des habitants des plaines américaines. Ainsi, la notion d’origine devient une impalpable quête philosophique. Arraché des bras de sa mère nourricière, le monde devient un élégiaque récit d’initiation, dans lequel la mort et la perte de l’innocence engendrent de fécondes digressions ou régressions.

Sauf que le film s’émancipe de la misère filmée, par un achèvement spirituel et prophétique, celui de Tom. L’homme est converti par la gravité de la situation et promet de devenir un rédempteur. Il devient la personnification mystique du leader et du pouvoir de contestation, de manifestation. Il proclame, à la fin du film, un plaidoyer formidable.  Devenant trop dangereux pour sa famille, il est contraint de fuir et de l’abandonner. La vie de Tom devient un sacrifice. Le choc générationnel, l’érosion et la nostalgie des traditionnelles valeurs familiales et sociales des Etats-Unis, ont enfanté la prophétisation d’un homme qui ne doit son seul salut qu’à sa digne et courageuse mère… nourricière…

Titre original : The Grapes of wrath

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Durée : 128 mn


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