Forcé de quitter Chicago suite au meurtre accidentel de son contremaître, Bill (Richard Gere), accompagné de sa petite amie Abby (Brooke Adams) et de sa soeur Linda rejoint le Texas pour s’y cacher et y gagner un peu d’argent. Notre première confrontation avec les grands champs de blé où arrivent les personnages, après les obscures minutes en ville, est un choc visuel. La photographie de Néstor Almendros (Le Genou de Claire d’Éric Rohmer, La Gueule ouverte de Maurice Pialat, L’Histoire d’Adèle H. de François Truffaut…), le montage elliptique, le tournage durant « l’heure bleue » – quand le soleil vient de se coucher et que la nuit n’est pas encore tombée – procurent aux plans de Terrence Malick un caractère magique, flottant, où l’image est au centre de tout. L’immensité du décor où sont invités les personnages les perd dans un cadre dont ils ne seront jamais le cœur. Le vent souffle dans les cheveux, le blé bouge, la poussière vole et quoi qu’ils fassent, Abby, Linda et Bill ne sont qu’un tout, qu’une partie infime de l’image.
Au milieu de la démesure de ces champs où il est impossible d’avoir un seul instant d’intimité – alors que Bill fait croire à ses compagnons qu’Abby est sa sœur – se trouve une grande bâtisse, la maison du riche fermier (Sam Shepard). L’ombre de cette maison s’étend sur les travailleurs et semble veiller sur eux jour et nuit. Tel celui d’un démiurge, le souffle du fermier – dont on ne connait ni le nom, ni le prénom – est derrière chaque scène, chaque action des personnages. Quand, gravement malade, il se marie avec Abby – Bill pensant que cette tromperie leur apportera tout l’argent dont ils ont besoin –, la cruauté de la situation renverse le film. Notre sympathie pour Bill s’envole et une grande pitié pour Abby et le fermier s’empare de nous. Les grands espaces deviennent trop petits pour eux tous et le fermier, sur le toit de sa maison ou avec sa longue-vue, passe de plus en plus de temps à espionner autour de lui. Il devient alors difficile d’être seul et cette immensité sans mur étouffe. Changés en voyeurs, sentant sans cesse le regard des autres sur eux, plus encore qu’un ménage à trois, Abby, Bill et le fermier ne sont qu’un seul être, complexe, passant de l’amour à la haine, de la bonté à la colère. Terrence Malick voulait que ses images se suffisent à elles-mêmes, que la narration passe essentiellement par elles. Plus les minutes passent et plus la beauté du monde empêche les personnages de vivre. Ils y sont attachés, comme prisonniers d’une immensité où ils ne peuvent se projeter. Trop beaux et trop grands, ces champs, cette immense bâtisse les aliène. Une nuit, à travers un rideau, le fermier voit Bill embrasser Abby. La voix off nous accompagne : « On aurait dit que le diable était à la ferme ». Au milieu de ces adultes qui se déchirent, une jeune fille se promène.