Les Moissons du ciel

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Au milieu des champs immenses des « Moissons du ciel », une enfant. Ressortie en salles de ce chef d’oeuvre de Terrence Malick.

Loin de la nature sauvage et des champs gigantesques des quatre-vingt-dix minutes précédentes, Terrence Malick termine son film en périphérie d’une petite ville. Autour d’un chemin de fer, deux adolescentes s’étant enfuies de leur pensionnat discutent des garçons qu’elles connaissent – l’une des deux filles explique à l’autre que son amoureux, à qui elle avait donné rendez-vous ici, ne viendra plus. C’est la plus âgée des deux qui parle mais on ne peut détacher nos yeux de l’autre, minuscule dans le coin gauche du cadre. Voix off des Moissons du ciel, Linda (Linda Manz) écoute attentivement son amie et pour la première fois du film, face à cette grande fille de peu son ainée, semble enfin une enfant. Le décor est gris, l’horizon n’a jamais semblé aussi proche et le film se termine sur cette jeune fille quittant le cadre. Tous les personnages se sont séparés, les immenses champs sont désormais derrière nous et pourtant la mélancolie ne prend pas le dessus. Une fois Les Moissons du ciel terminé, on ne pense qu’à la voix qui nous a accompagnés, qu’à cette silhouette qui vient de disparaître. On ne pense qu’à Linda et à la vie qui l’attend. Le vent ne souffle plus et avant d’avancer jusqu’à l’écran noir, la jeune fille s’arrête et se tourne vers nous. Après avoir traversé d’infinis espaces, l’intimité de cette dernière scène bouleverse, pris à témoins que nous sommes par cette enfant laissant derrière elle passé et famille.

 

Forcé de quitter Chicago suite au meurtre accidentel de son contremaître, Bill (Richard Gere), accompagné de sa petite amie Abby (Brooke Adams) et de sa soeur Linda rejoint le Texas pour s’y cacher et y gagner un peu d’argent. Notre première confrontation avec les grands champs de blé où arrivent les personnages, après les obscures minutes en ville, est un choc visuel. La photographie de Néstor Almendros (Le Genou de Claire d’Éric Rohmer, La Gueule ouverte de Maurice Pialat, L’Histoire d’Adèle H. de François Truffaut…), le montage elliptique, le tournage durant « l’heure bleue » – quand le soleil vient de se coucher et que la nuit n’est pas encore tombée – procurent aux plans de Terrence Malick un caractère magique, flottant, où l’image est au centre de tout. L’immensité du décor où sont invités les personnages les perd dans un cadre dont ils ne seront jamais le cœur. Le vent souffle dans les cheveux, le blé bouge, la poussière vole et quoi qu’ils fassent, Abby, Linda et Bill ne sont qu’un tout, qu’une partie infime de l’image.

Au milieu de la démesure de ces champs où il est impossible d’avoir un seul instant d’intimité – alors que Bill fait croire à ses compagnons qu’Abby est sa sœur – se trouve une grande bâtisse, la maison du riche fermier (Sam Shepard). L’ombre de cette maison s’étend sur les travailleurs et semble veiller sur eux jour et nuit. Tel celui d’un démiurge, le souffle du fermier – dont on ne connait ni le nom, ni le prénom – est derrière chaque scène, chaque action des personnages. Quand, gravement malade, il se marie avec Abby – Bill pensant que cette tromperie leur apportera tout l’argent dont ils ont besoin –, la cruauté de la situation renverse le film. Notre sympathie pour Bill s’envole et une grande pitié pour Abby et le fermier s’empare de nous. Les grands espaces deviennent trop petits pour eux tous et le fermier, sur le toit de sa maison ou avec sa longue-vue, passe de plus en plus de temps à espionner autour de lui. Il devient alors difficile d’être seul et cette immensité sans mur étouffe. Changés en voyeurs, sentant sans cesse le regard des autres sur eux, plus encore qu’un ménage à trois, Abby, Bill et le fermier ne sont qu’un seul être, complexe, passant de l’amour à la haine, de la bonté à la colère. Terrence Malick voulait que ses images se suffisent à elles-mêmes, que la narration passe essentiellement par elles. Plus les minutes passent et plus la beauté du monde empêche les personnages de vivre. Ils y sont attachés, comme prisonniers d’une immensité où ils ne peuvent se projeter. Trop beaux et trop grands, ces champs, cette immense bâtisse les aliène. Une nuit, à travers un rideau, le fermier voit Bill embrasser Abby. La voix off nous accompagne : « On aurait dit que le diable était à la ferme ». Au milieu de ces adultes qui se déchirent, une jeune fille se promène.

Le générique qui ouvre Les Moissons du ciel – une suite de photographies datant des années 1910 –, se termine par l’image d’une gamine qui regarde l’objectif, assise sur le sol. Son regard est grave, presque accusateur. Seul personnage de ces photographies, Linda ouvre le film comme elle le terminera plus tard après avoir été forcée de travailler comme une adulte, après avoir fumé nombre de cigarettes. De ce visage fixe des premiers instants à l’ultime plan où elle jette un dernier regard dans notre direction, Linda n’a pas vraiment grandi, elle aussi prisonnière du monde immense où on l’a emmenée, prisonnière de l’histoire de son frère. C’est sans lui, sans Abby, sans le regard du fermier que Linda s’en va durant les dernières secondes. Cette intimité nouvelle que Terrence Malick lui donne l’invite enfin a grandir. De la douleur des Moissons du ciel survit un espoir, une joie contenue dans la grisaille et la simplicité d’un seul plan séquence ; un dernier regard caméra, comme pour nous dire que tout va bien.

Titre original : Days of Heaven

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Durée : 94 mn


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