L’Enfance d’Ivan (Ivanovo detstvo)

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La guerre éclate et plonge Ivan, un jeune garçon dans un cauchemar.

Seul au monde après la mort de ses parents et de sa sœur sous les balles allemandes, Nicolaï fait merveille comme espion de l’Armée rouge, grâce à sa taille de garçonnet, à son adresse et surtout à sa haine vengeresse qui trouve un débouché dans l’action contre les meurtriers de sa famille. Les rêves de son bonheur aboli intercalés dans le récit le ramènent toujours à sa mère et à sa sœur. L’état-major l’aime et l’adule comme un petit prince. Il se révolte contre la décision du colonel Griaznov de le retirer du front pour l’envoyer à l’école des cadres puis l’adopter plus tard.

Finalement il repart pour une mission qui lui sera fatale. Parallèlement divers épisodes interfèrent en sous-main : une rivalité amoureuse entre le capitaine Kholin et le lieutenant Galtsev à propos de l’infirmière Macha que Galtsev finit par renvoyer à l’arrière ; la rencontre par Ivan d’un vieux tenant un coq en laisse, devenu fou à la suite de la mort de sa femme et la destruction de sa maison ; la mort du caporal Katanosov, sorte de bon papa bourru pressenti également comme éventuel futur tuteur d’Ivan ; la mission des deux officiers rivaux pour ramener en barque deux cadavres d’éclaireurs exposés pendus par les Allemands pour démoraliser l’adversaire. A la victoire, Galtsev découvre dans les archives à Berlin un dossier sur Ivan faisant état de son exécution.

Malgré les maladresses qui aujourd’hui semblent des excès, comme certains angles ou les lourds soulignements dramatiques de la musique de fosse, ce premier film témoigne pour l’essentiel de la mise en place de tous les éléments caractéristiques du langage artistique de Tarkovski. Au grand dam des autorités de l’époque (qui s’en sont avisées trop tard), le déroulement du récit ne repose pas sur une causalité analytique et explicative qu’entraînerait joyeusement le tapis roulant d’une chronologie linéaire, mais sur un jeu entre un ensemble de stases visuelles et sonores interagissant dans un système d’ubiquité. Plus ces unités ralenties et comme suspendues sont énigmatiques, plus forte est la relation qui donne sens à l’ensemble. Nous avons à la limite une dispersion d’éléments totalement inutiles au point de vue fonctionnel, mais dont la forte nécessité intuitive contribue à la cohésion artistique du film.

Ce qui offre à l’indicible du projet qui sous-tend l’œuvre une voie de manifestation, sachant que, selon mon point de vue, l’esthétique n’est jamais séparable de l’éthique, questionnement en acte trouvant sa forme unique dans l’œuvre artistique, qui n’est pas un prêche mais une force émotionnelle.

En l’occurrence il s’agit, comme l’ont fait justement remarquer Bàlint Andràs Kovàcs et Akos Szilàgyi dans leur ouvrage Les Mondes d’Andreï Tarkovski (traduction, L’Age d’Homme, Lausanne, 1987), d’une opposition métaphysique entre la guerre d’une part et l’amour et la beauté de l’autre. Non pas cette guerre, avec tel épisode du front, mais l’entité guerre, principe malfaisant qui pourrit l’homme. Ce n’est pas pour rien que le colonel, pourtant à première vue possible papa pour Ivan, s’appelle Griaznov, en russe "l’ordure". La guerre est un état absolu, sans repères pour la circonscrire.

On apprend que les armées ennemies se trouvent de part et d’autre d’un fleuve censé avoir des rives mais qui n’a pas de limites définies, inonde les forêts et fait du camp militaire un cloaque glaiseux. Les tirs semblent surgir de nulle part. Des explosions aériennes gaies comme des feux d’artifice s’éteignent plaisamment dans le fleuve en glougloutant. Des Allemands en reconnaissance font irruption au beau milieu des bois comme s’ils sortaient de l’eau qui en noie les troncs. La balle mettant fin aux jours de Katanosov a surgi soudain du néant. Le balancement de la lampe dans le bureau du colonel est le simple symptôme d’un puissant mouvement sous-jacent toujours invisible, dont on voit mieux la malfaisance lorsqu’il se répercute en tant que motif dans le battement de la porte noircie de la maison en ruine du dément au coq.

Mais ce monde du mal est attrayant. Ivan qui en fait intégralement partie est un enfant irrésistible avec ses cheveux de blé coupé et son nez relevé, que les officiers caressent comme un être infiniment précieux. Il se permet même une colère contre le colonel. On peut alors croire que l’armée est une grande famille où la hiérarchie cède le pas à l’amour.

Mais quand elle cède effectivement aux instances à retourner en mission du gamin adoré, c’est pour le sacrifier. Entouré de ruines lugubres un champ de blé moissonné évoquant au début la tignasse juvénile présage ce destin. Le dernier baiser de Kholin à Ivan coïncide avec un bruit d’explosion qui paraît motiver la brusquerie avec laquelle ils se détachent physiquement l’un de l’autre. Car l’amour et la guerre sont incompatibles. Ivan est définitivement coupé du monde de ses rêves du passé par la haine qui l’anime.

Le capitaine Kholin considère Macha comme une amusette parce qu’il appartient trop à ce monde de haine pour songer à aimer. Du reste, de coïncider avec un bizarre cri d’oiseau, leur baiser dans le bois de bouleaux tourne au grotesque. En revanche le lieutenant Galtsev la fait muter parce qu’il croit en un avenir possible avec elle dans un monde en paix. Il appartient comme elle au monde de l’amour, de la beauté et de la vie. Ses maladresses (critère tarkovskien de l’homme ouvert au bien) et sa culture le mettent hors de portée de la haine : il parle allemand, la langue de l’ennemi, et montre des gravures de Dürer à Ivan qui en revanche dénie aux Allemands toute culture. Quant à Macha, elle est bonne par l’innocence, elle qui déclare sans malice avoir rencontré Alexis Tolstoï (1817-1875, un cousin du grand Léon) dans son village, et se laisse troubler par Kholin sans savoir qu’elle est prête à aimer Galtsev.

Tout ceci peut donner l’impression d’un film articulé comme un beau discours, alors qu’il s’agit d’art : c’est la symbolique des images et du son qui en construisent le sens profond. Elle permet de situer Ivan du côté de la mort, dont l’univers voisine avec celui de la vie jusqu’à parfois le contaminer. La fine main dressée de Galtsev endormi, pour ainsi dire foudroyée en plein mouvement, évoque un squelette. Le motif se répète dans la main ballottant inerte d’Ivan endormi transporté par Galtsev puis lorsque la même main au début du premier rêve s’égoutte dans la bassine.

Dans une conversation d’Ivan avec Galtsev on ne voit ce dernier que dans un miroir, comme dans un monde séparé. L’au-delà est en effet l’image spéculaire de la vie. C’est ainsi qu’après le dernier départ en mission d’Ivan, la forêt apparaît en image renversée dans l’eau du fleuve. Ce qui ne fait que répondre au motif du puits associé à la mort maternelle dans le premier rêve. Ivan se trouve tantôt au fond du puits tantôt au bord mais de l’autre côté de la surface de l’eau. Les valeurs sont ici inversées.

La mort s’accomplit en pleine lumière dans le monde de la vie, le vivant qui en est témoin, Ivan, se trouvant dans celui de la mort. La surface de l’eau figure la séparation absolue que rappelle le moindre bruit d’égouttement. Une fuite d’eau dans la crypte faisant office de bunker installe la tension menaçante de la mort imminente. Elle déclenche le rêve des pommes par la conversion visuelle de la main enfantine s’égouttant abondamment au-dessus de la bassine.

Dans ce rêve, l’eau de pluie participe alors du monde de la vie, ce qui montre une ambivalence propre au symbolique, qui n’est pas un cryptage simpliste, mais s’inscrit dans un jeu impliquant la totalité du film. Dans ses rêves, Ivan s’abreuve au seau d’eau offert par sa mère comme aux sources de la vie. Le puits n’est pas non plus seulement un emblème de mort pour autant qu’il s’associe à la mère donc à l’amour : c’est sur la margelle d’un puits qu’Ivan dépose un pain à l’intention du vieillard dément.

Par le même jeu symbolique, le feu bienfaisant peut adopter une valeur destructrice. Dans la crypte, le poêle allumé disposé derrière Ivan comme une présence intense et un moment associé à son squelette saillant sous la peau, répond au feu du bombardement, et aux cheminées encore debout qui sont les derniers vestiges des villages détruits. Un fondu enchaîné donne même à croire Ivan pénétrer dans le foyer. Ailleurs, la porte du poêle s’ouvre brusquement sur le foyer ardent au moment où Kholin, qui représente la guerre, entre en trombe dans la crypte.

Après la mort de Katanosov, Kholin allume une cigarette près d’une poutre enflammée par un bombardement. On remarque cependant qu’il utilise pour cela la cigarette précédente, se gardant du contact avec ce feu-là. A la fin un officier de l’armée rouge consulte le dossier nazi sur Ivan sous une neige noire de débris de cendres figurant en même temps le cessez-le-feu (littéralement) et le deuil.

Quant au monde de la vie, il se déploie à la fois dans les rêves d’Ivan et dans les manifestations de l’amour, antagonistes au milieu ambiant. Au rêve des pommes, dans une clarté qui contraste avec la semi-obscurité de l’action principale, les chevaux mordillant les fruits sous la pluie après les avoir palpés délicatement de leurs lèvres incarnent cette force infiniment douce. Les pommes d’abord bercées dans la benne du camion présentent une fossette comme des bébés ou comme la joue de la maman. En rêvant boire à même le seau comme un cheval, Ivan convertit l’eau de mort en principe de vie. Les arbres, de même, sont une image intense de la vie. Ceux du rêve précédent sont majestueux et luxuriants. La forêt de bouleaux au fond de laquelle Kholin entraîne Macha évoque la douceur de la neige.

Le rythme des chocs légers d’un oiseau frappeur souligne la qualité d’un silence contemplatif tout en suggérant la pression légère et tenace du désir amoureux naissant. La valeur inverse s’incarne dans l’arbre mort. Macha se cogne aux bouleaux dans l’ivresse de la sensation amoureuse provoquée par Kholin (mais que la jeune femme dédie sans le savoir à Galtsev qui s’accorde mieux à cet arbre que son rival), tandis qu’Ivan va s’engloutir à jamais dans le tronc dressé d’un arbre mort entraînant le fondu au noir de conclusion.

Finalement les seuls survivants sont Galtsev et Macha, qui appartiennent au pôle de l’amour et de la beauté. Au point qu’Ivan semble avoir besoin de Galtsev pour évoquer l’image d’amour de sa mère : il lui suffit, à un moment donné où il se trouve allongé, d’imiter inconsciemment le geste banal du lieutenant croisant ses mains derrière le crâne pour aussitôt faire naître le rêve désiré.

En définitive, le film n’a pu passer le rideau de fer en 1962 que parce qu’il semblait s’inscrire dans le courant du dégel krouchtchévien, aussi bien au point de vue du thème (les enfants de la guerre étaient alors à la mode) que de la réhabilitation de l’individu face au collectif. Sous la glace de la convention couvait donc le feu de l’artiste qui, quarante ans après, vient nous consumer pour que nous renaissions de nos cendres.

Titre original : Ivanovo detstvo

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Durée : 85 mn


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