Le Songe d’une Nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream – William Dieterle et Max Reinhardt, 1935)

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Par des choix d´adaptation intelligents et une mise en scène spectaculaire, ce « Songe » émerveille et réjoui. Un rêve éveillé aussi fiévreux qu´hilarant.

Adapter Shakespeare ? Une aubaine pour le cinéma toujours preneur de grands mélos, de jaloux et autres amants torturés perchés à leurs balcons, ou perchés tout court. Par contre s’attaquer à l’hilarant Songe d’une nuit d’été, parabole loufoque sur le théâtre, c’est une autre paire de manches.
 
 
Ce Songe d’une nuit d’été de 1935 est la deuxième adaptation de la pièce après celle muette française de 1909 avec le clown anglais Footit. A l’origine du film : deux hommes et l’appui d’un studio étonnamment courageux. Le Songe d’une nuit d’été marque les retrouvailles de deux vieux amis. William Dieterle est un comédien allemand qui vient de faire ses preuves à Hollywood avec quelques films. Max Reinhard est un metteur en scène allemand qui a contribué à la naissance du cinéma expressionniste dans les années 1920. Dieterle joua régulièrement sous la direction de Reinhard, ce dernier faisant appel à l’exceptionnelle mémoire de son ami dès qu’un acteur de sa troupe se désistait. Dieterle a déjà réalisé pléthore de films aux Etats-Unis depuis 1930 – sans parler de sa période allemande –, essentiellement pour la Warner sans véritablement parvenir à une réelle satisfaction. C’est en 1934 lorsque Reinhardt est invité à venir présenter sa célèbre mise en scène de la pièce shakespearienne à Los Angeles (devant 25 000 spectateurs tout de même) que l’idée d’une adaptation cinématographique germe dans l’esprit de Dieterle. Il parvient à convaincre la Warner, et l’affaire est lancée.
Ce qui devait être le seul film de Reinhard – lui seul était d’ailleurs crédité lors de l’importante campagne de presse pour la sortie du film – est en fait une œuvre à quatre mains, le caractère haut en couleurs du metteur en scène allemand, son manque de connaissance en techniques cinématographiques et son incapacité notoire à se lever avant midi font de Dieterle une réel coréalisateur plus qu’un simple collaborateur. Il n’est finalement pas si réducteur de dire que Reinhard s’occupe principalement de ce qu’il y a à l’image (acteurs, décors, chorégraphies…) pendant que Dieterle s’arrache les cheveux pour donner forme à tout ça, dépassements de budget et difficultés techniques ayant rythmé la production.
 
   

 
Contrairement à ce qu’on pourrait craindre, Le Songe d’une nuit d’été n’est pas un film bancal, peinant à trouver une identité, mais plutôt une œuvre cocasse où la fantaisie shakespearienne et reinhardienne rencontrent l’exigence rigoureuse et le savoir-faire de Dieterle et de la Warner. Le film donne corps à la folle pièce du dramaturge britannique en une succession de visions plus délirantes que n’importe quel trip psychédélique. Le film trouve le ton – ou l’excès de ton – juste pour imager la pièce parodique de Shakespeare. Pour simplifier, A Midsummer Night’s Dream (1594-95) est une énième variation sur des amours contrariées. A la veille du mariage du roi Thésée avec Hyppolite reine des amazones, c’est la crise chez les petits jeunes : Hermia aime Lysandre mais doit épouser Démétrius ou se faire nonne, Démétrius aime Hermia mais est poursuivi par les assauts d’Hélène qu’il n’aime pas. Hermia et Lysandre se préparant à s’enfuir dans la forêt seront poursuivis par Hélène et Démétrius. Pendant ce temps, quelques artisans préparent une pièce, La Courte Et Fastidieuse Histoire du jeune Pyrame et de son amante Thisbé, farce très tragique, pour le mariage royal. Où répètent-ils ? Dans la forêt évidemment. Comme si tout ceci n’était pas suffisant, la forêt bruisse de la discorde entre le roi Obéron et la reine Titiana qui se disputent la garde d’un jeune prince Indien au son des facéties du jeune Puck (le génial Mickey Rooney).
 
 
      

 
Le parti de l’adaptation était risqué : une mise en scène ratée (théâtrale ou cinématographique) aurait tôt fait de rendre la tambouille élisabéthaine indigeste. Reinhardt n’y va pas avec le dos de la cuillère quand il s’agit de décors, de costumes et de jeu d’acteurs. Le palais royal est une immense construction rococo en carton-pâte dans laquelle évoluent des comédiens empaquetés dans des kilomètres de tissus, des collerettes dentelées et des faux bijoux – mention spéciale à la robe d’Hyppolite s’achevant en un charmant serpent à langue fourchu en peluche au creux de son corsage. La forêt dans laquelle se déroulent les trois quart du film était tellement dense et touffue, selon le souhait de Reinhardt, qu’il était impossible de l’éclairer convenablement et qu’on peinait à y déplacer la caméra. Les images tournées durant les premières semaines de prises de vue étaient tellement sombre qu’elles ne purent être utilisées. Il a fallu habiller le décor de toiles d’araignées artificielles et peindre les feuilles (de vrais feuilles d’une forêt attenante) de touches de peinture d’aluminium pour y faire se réfracter la lumière et produire des images exploitables. Paradoxalement, et malgré le mécontentement initial de Reinhard, cela contribua à renforcer l’atmosphère féérique des décors en accentuant l’aspect irisant des plans.

 

   

 
Cette forêt inouïe est le théâtre de farandoles d’enfants-fées dont la blancheur apparaît encore plus lumineuse dans l’obscurité des bois. A leur contact les arbres s’humanisent et s’animent se joignant à la danse et annonçant ainsi l’anthropomorphisme prochain des studios Disney (déjà initié avec La Danse macabre en 1929 mais qui se révèlera surtout dans l’inquiétante forêt de Blanche-Neige en 1937). Le roi des fées et son cortège d’équidés et de chauve-souris s’incarnent dans une image pailletée délibérément kitsch (1). Entre résurgence des légendes nordiques et influences du romantisme et symbolisme allemand (les spectres des peintres Caspar David Friedrich et Arnold Böcklin planent), le naturel et l’effet spécial font bon ménage. Ainsi au renard et ours véritables se substituent des surimpressions de fées valsant jusqu’à la lune sur les nuages. A ces effets fantastiques mais réalistes – dans le sens que le trucage n’est pas révélé – s’ajoutent le grotesque affirmé de certains costumes. Ainsi la transformation du visage de Bottom en âne par l’impayable Puck se fait par le biais d’un masque, ceci afin de rendre plus ridicule encore l’envoûtement dont est victime la reine des fées : elle déclarera alors son amour, la tête de son âne-amant sur les genoux, le chant de ce dernier se transformant en un braiement tout sauf mélodieux. L’apparition de splendides cerfs à contre-jour – ou plutôt contre-nuit – sera suivi par la venue d’une formidable licorne-poney venant immédiatement rendre caduque notre émerveillement un peu nigaud sur les beautés de la nature. Reinhard et Dieterle créent des visions magnifiques certes, mais n’oublient pas de leur insuffler le second degré contenu dans le texte de Shakespeare.

 

      

 
Ainsi le caractère théâtral est conservé, voire exacerbé. Si lors de l’adaptation, le cinéma peut tendre à une « naturalisation » – la tentation d’un certain rendu naturaliste – de la pièce, Reinhard fait le choix de la célébration du théâtre. Outre décors et costumes, le jeu est très expressif, volontairement expressionniste (les mimiques et le rire de Puck ou les expressions d’Obéron tout droit descendues du jeu allemand): on roule des yeux, on arrondit la bouche, on tape du pied, on hurle et on se court après bien sûr comme dans toute bonne comédie. Cette ultra-théâtralité sert directement le propos de la pièce originale à la fois parabole et pastiche du théâtrale. Shakespeare se moque des conventions bourgeoises du théâtre (les multiples et hilarants prologues explicatifs lors de la représentation de La Courte Et Fastidieuse Histoire du jeune Pyrame) autant qu’il en célèbre les vertus. Pièce dans la pièce, travestissements, amants contrariés, renversements de situation et échanges de rôle… Rien ne se donne comme réaliste ou crédible dans Le Songe d’une nuit d’été. Au contraire, l’artificialité du dispositif et des ressorts narratifs sont constamment mise en avant. Pourquoi donc sa transcription cinématographique devrait-elle s’enquérir d’un réalisme antinomique à la pièce ? L’adaptation de Reinhardt et Dieterle voit donc la rencontre entre le factice affiché du fonds et la tentative d’un illusionnisme de la forme. Les effets visuels remplacent la lourde machinerie théâtrale (cordes, poulies, harnais, filins…) pour donner corps aux visions surréalistes du dramaturge.
 
 
Un Shakespeare au passage bien malmené. Le film semble avoir fait sien l’adage « il faut traiter les œuvres sans respect, mais avec amour. » Des libertés sont donc prises avec le texte et surtout d’énormes coupes sont ménagées. Elles sont sans doute plus le fait de Dieterle et du montage que de Reinhardt (qui voue un respect incommensurable au texte). Le tout premier montage du film faisait 4h30. Il a fallu sacrément couper pour arriver aux 2h12 finales. Différentes fantaisies crées par Reinhardt durent être enlevées du montage final pour parvenir à un format convenable pour les studios et le public de l’époque.
 
    

 
C’est tout de même une bonne moitié du texte shakespearien qui s’envole, soit parce que les scènes sont ôtées, soit parce qu’on se passe de dialogues. En ce sens, la lisibilité du film est exceptionnelle. A la densité des répliques et leur nécessité explicative, le film substitue l’image, rien que l’image. Ainsi la séquence d’ouverture place brillamment les enjeux et les relations avec les personnages en se dispensant totalement de la parole. Un petit exploit. Sur la musique de Mendelssohn, la caméra passe d’un visage à l’autre et naissent sous nos yeux l’amour des deux amants, l’amour déçu d’Hélène, l’espoir de Démétrius, la haine du père… Tout y passe, mais pas un mot n’est dit. Adieu les longues tirades, Le Songe d’une nuit d’été utilise parfaitement les ressources cinématographiques. Faisons hurler Godard – il adore ça de toute façon –, mais reprenons le terme d’Alexandre Astruc (2), la caméra est stylo et s’affranchit ici parfaitement du modèle littéraire qu’elle remplace par son langage spécifique. Ce sont ainsi tous les passages explicatifs qui sont quasi systématiquement évincés. Dans le seul conservé, tous les personnages parlent en même temps si bien que leur discours est parfaitement incompréhensible. La résolution de l’intrigue, les amours réconciliées par contre sont plus que visibles. Dans ce Songe comme dans la vie, on n’attend pas sagement son tour pour ouvrir la bouche quand on déborde de joie : on se coupe la parole, on crie dans l’oreille du voisin et on finit par se tomber dans les bras.
 
Par moments – certains numéros dansés (3) ou l’accompagnement musical (l’adaptation par le compositeur autrichien Erich Wolfgang Korngold (4) de pièces de Mendelssohn) superbe mais omniprésent, Le Songe d’une nuit d’été frôle l’excès. Mais le film l’emporte grâce à une énergie immense, des images fascinantes et un humour débordant. On oscille constamment entre l’émerveillement visuel et le fou rire. La brève pièce des artisans athéniens à la fin du film étant un sommet : acteurs pathétiques, travestissements grotesques, commentaires amusés des spectateurs endimanchés… Au final, le film, par ses origines théâtrales et le poids de Reinhard dans la production, apparaît comme une sorte de dernier bastion de l’art total wagnérien. Ici l’apport de chacun (5) se fond dans un tout grandiloquent, lyrique et génial. Des décennies après sa sortie, Le Songe d’une nuit d’été fait partie de ces films fous, incroyables qui donnent l’impression lorsqu’on les regarde de rêver éveillé.
Pour le pire et parfois le meilleur Le Songe d’une nuit d’été sera encore régulièrement adapté. On en dénombre une dizaine en tout. En 1999, Michael Hoffman eut la riche idée de s’attaquer à la pièce en convoquant Michelle Pfeiffer, Calista Flockhart et Sophie Marceau. Passons… Bien plus intéressantes sont les adaptations parfois très libres de Woody Allen (Comédie érotique d’une nuit d’été, 1982), Jean-Christophe Averty (1969) ou celle d’animation pour marionnettes du tchèque Jiří Trnka (1959). De quoi se délecter encore longtemps de la fantaisie shakespearienne.

(1) Rappelons que le kitsch loin d’être une notion contemporain issue des années 1980 est au contraire un mouvement artistique du XIXe siècle né dans la lignée de l’historicisme et de l’éclectisme.
(2) Le théoricien Alexandre Astruc utilise ce terme de « caméra-stylo » dans l’article Naissance d’une nouvelle avant-garde en 1948 pour décrire l’autonomisation du cinéma face au roman et au théâtre. Jean-Luc Godard s’appropriera le terme plus tard pour sa pratique.
(3) Chorégraphiés par Bronislava Nijinska, sœur de Nijinsky, très connue pour son apport aux Ballets russes et directrice de l’Opéra de Paris et Nini Theilade.
(4) Dont c’est la première incursion dans le milieu cinématographique, mais qui deviendra le compositeur attitré de la Warner.
(5) En plus de ceux déjà cités : Max Rée pour les costumes, Anton Grot aux décors, le responsable des effets spéciaux Byron Haskin, le caméraman Ernest Heller, Hal Mohr le chef opérateur…

Titre original : A midsummer night's dream

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Durée : 117 mn


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