Le Port de la drogue (Pickup on South Street, 1953)

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Ce sixième film de Sam Fuller, réputé pour l´anecdote de son intrigue transformée au doublage entre les USA et l´Europe, ne l’est peut-être pas assez pour ses mémorables qualitées de film noir, très noir.

Comme dans tout bon film, il y a déjà une première scène, offrant presque tout de la substance et du corps de l’œuvre : dans un métro rempli de new-yorkais agglutinés, un homme se déplace depuis le fond de la rame pour arriver au premier plan. Il se glisse à côté d’une belle fille un brin vulgaire en robe blanche, et dans une alternance de gros plans de leurs visages et de ceux au niveau des mains et de la taille des deux personnages, on assiste au vol d’un portefeuille. Tandis qu’elle se fait dévaliser, la jeune femme regarde son détrousseur d’un œil provocateur, vaguement aguicheur. Il la lorgne en retour, la main dans son sac. Mais ils ne sont pas seul, deux hommes les observent. S’ils ne voient pas les mains du pickpocket au travail, l’un d’eux sent qu’il se passe quelque chose de louche. Dès que le héros du film a terminé son travail et se précipite hors du wagon, les deux flics s’adressent les premiers mots du film : « – What just happened ? – I’m not sure yet ! ».

Quatre minutes d’introduction muettes, où seuls les regards entre les personnages et les échelles de plans construisent un dialogue souterrain que le spectateur n’est pas sûr de bien comprendre. Il y aura dans tout le film un écart considérable entre ce que se disent les personnages – que ce soient dans les dialogues ou les regards – et la vérité. La dissimulation, le vol, le mensonge ou l’esbroufe sont parties prenantes des personnages de Pickup on South Street. Quand Skip McCoy (Richard Widmark) est en train de voler Candy (Jean Peters), il la dévore du regard ; plus tard, leurs parades amoureuses ressembleront à des scènes de combats.

Comme le métro souterrain de la première scène le laissait entendre, le film de Fuller ira dans les bas-fonds : il s’agit du New York du sud-est de Manhattan, où le port maritime de South Street n’a rien de glamour, ni d’éclairé. Le héros est donc un voleur qui s’empare du portefeuille de la mauvaise personne, une ancienne prostituée transportant un microfilm pour son ex, un communiste. Ajoutez à cela deux policiers, le FBI et une indic, et les ennuis peuvent commencer.

 


Skip McCoy (Richard Widmark)

En pleine peur panique des « rouges » à Hollywood, Samuel Fuller, qualifié de communiste à la sortie de The Steel Helmet (J’ai vécu l’enfer de Corée) en 1951, ne se gêne donc pas pour tirer à vue sur les communistes dans ce film-là. Il en fait des méchants froids et calculateurs, non pas tant par idéologie, profitant juste du courant anti-rouge en vogue dans les studios pour réaliser le film qu’il désire. La France de 1953, loin d’être aussi farouchement anti-communiste que les Etats-Unis, transforme le film grâce au doublage. Ainsi, l’intrigue n’aura plus rien du film de propagande, mais se concentre sur un micro-film contenant la formule d’une nouvelle drogue. Il sera donc renommé Le Port de la drogue, tel qu’on le connaît aujourd’hui. Ce changement, aussi passionnant historiquement qu’il soit, prouve bien que l’intrigue n’avait pas grande importance pour ce polar, qui en quelques lignes de dialogues bien arrangées, pouvait être changé.

Il est plus probable que le film fut scandaleux sous un autre angle. Produit par la 20th Century Fox, il a fallu au réalisateur tout le soutien du producteur Darryl F. Zanuck pour imposer que ses personnages principaux soient des hors-la-loi, travaillant dans les ruelles sombres de New York. Soi-disant inspiré d’une histoire de Dwight Taylor, le scénario est entièrement l’œuvre de Fuller, dont on sent éminemment l’emprise. Ainsi le voleur rencontre l’ancienne prostituée, par encore bien libérée de ses anciennes habitudes de provocation, pas encore bien en confiance avec les hommes. Lui n’est que boule de nerfs, violence rentrée et regard brûlant. Richard Widmark, alors inconnu, crève l’écran. Jean Peters n’est pas en reste, gouailleuse et un brin vulgaire, mais véritablement émouvante en gagneuse qui se découvre une morale et un premier amour. Chacune de leur rencontre est époustouflante de tension, où la violence le dispute à la tendresse, les coups de griffes verbales au jeu de séduction, les mensonges énoncés le sourire aux lèvres. Dans ce milieu d’escamoteurs, les doubles jeux dont tout le monde a conscience doivent quand même être joués. L’attirance sexuelle entre les personnages est à peine dissimulée, et le massage de la joue par Skip après qu’il a frappé Candy reste encore aujourd’hui un grand moment de sensualité, mètre-étalon de ce rapport de force entre violence, morbidité et désir traversant tout le film.

 


Skip et Candy (Jean Peters)

Ainsi le premier tiers du long métrage voit les personnages empêtrés dans leurs rôles sociaux. Skip joue au salaud sans morale espérant dépouiller Candy de quelques dollars de plus, elle joue à l’ancienne copine en dette qui tente de retrouver le micro-film, et les flics eux, mettent les hors-la-loi dans des catégories, pour mieux les arrêter ensuite. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que les policiers, le coco et Candy utilisent tous la même source pour retrouver l’adresse de Skip en début de film. Cette indic, c’est Moe (Thelma Ritter), vieille dame dont la couverture est de vendre des cravates, au fait de chaque catégorie de voleurs que la rue peut produire. Personnage haut en couleur, au verbe et à l’esprit aussi rapides que sa calculatrice mentale, elle tient un petit carnet où elle répertorie le coup de la vie, augmentant au même rythme que ses tarifs. Thelma Ritter sera nommée en 1954, cette fois en plus des cinq autres, pour l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle, sans l’obtenir.

Le film remportera lui le Lion de Bronze au Festival de Venise en 1953, saluant déjà sa grande modernité. La mise en scène de Samuel Fuller, déjà fascinée par la violence, joue de plans serrés et de décadrages surprenants, alternent les plongées et contre-plongées pour signifier les rapports de forces entre ses personnages, et surtout, construit des scènes de bagarres sans aucun filet. Le tabassage de Candy restera dans les mémoires, scène sans fioriture ni cut, vengée quelques scènes plus tard dans un combat urbain par Skip, là encore dans les sous-sols de la ville.

 



Pickup on South Street
est bien une descente auprès de ces anti-héros new-yorkais, plus nobles et valeureux que leurs conditions ne le laissent supposer, luttant à chaque scène pour se dépatouiller des préjugés qui les accablent. Par ailleurs, la finesse psychologique du film est bouleversante, aidée par des dialogues pleins de sous-entendus et d’ironie, Fuller construit notamment une scène mélodramatique surprenante, où ce que l’on pense être une exécution en règle est en fait le monologue funeste d’un personnage épuisé, qui en a fini avec la vie. Film sec de 1h20 fusant d’efficacité à chaque scène, il peut se voir comme un hommage aux laissés-pour-compte, magnifiques héros de polar s’achetant une dignité, au même titre que The Set-Up (Nous avons gagné ce soir, 1949) de Robert Wise, auquel on pense souvent. Les deux films, au réalisme urbain et social plutôt rares à Hollywood dans les années 1950, restent encore aujourd’hui des petits chefs-d’oeuvre de sécheresse et d’humanisme.

 


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