Le Désert des tartares

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Antithèse du drame épique dans son refus du spectaculaire, « Le désert des Tartares » apparaît comme une œuvre à combustion lente, chant du cygne de Valerio Zurlini dans son adaptation du roman éponyme de Dino Buzzati. Mélodrame de l’étiquette militaire, le film offre un écrin visuel grandiose à la lancinante déshumanisation qui s’y joue ; donnant corps à l’abstraction surréaliste de Buzzati.

Quand je pense à Drogo, je l’imagine en uniforme des Habsbourg.” (Dino Buzzati)

En attendant Godot…

Le décor est le premier protagoniste à part entière de l’adaptation filmique. La vastitude désertique qui se déploie tout autour de cette citadelle, d’apparence inexpugnable, métaphorise l’ennui indicible submergeant la garnison de militaires échoués et littéralement emmurés depuis la nuit des temps dans ce no man’s land hors du temps.

C’est notamment le cas du sémillant lieutenant Giovanni Drogo (Jacques Perrin également producteur émérite de cette fresque), frais émoulu dans son habit de dragon, dont le fort Bastiani est sa première affectation.

De par sa situation topographique comme un poste de guet et un nid d’aigle imparables, la forteresse culmine une allégorie de l’enfermement et de la claustrophobie spirituelle. L’immensité sans bornes de la plaine désertique et l’influence débilitante du fort pétrifient en quelque sorte Drogo (aussi bien que ses compagnons de casernement) qui aspire au panache militaire là où il ne rencontrera qu’une attente incommensurable et mortifère.

Un écrin panoramique sinistrement grandiose

Forcée de rester en faction et sur le qui-vive dans l’inaction, la garnison vaque à des occupations stériles commandées par la routine d’une forteresse militaire. L’érosion du temps finit par avoir raison de l’ambition chimérique de Drogo.

Le trait de génie de Zurlini est de transplanter, pour les plans extérieurs, son équipe de tournage sur l’emplacement même de l’ancien site fortifié de Bam en Iran détruit en 2003 offrant un écrin panoramique unique pour permettre à Luciano Tovoli de traduire en images les illusions d’optique et autres visions hallucinatoires qui émaillent le récit fantastique de Buzzati.

La vie de casernement s’égrène avec la dernière monotonie et selon un rituel quasi monastique ponctué de commandements tous plus ineptes et inopérants les uns que les autres, d’affectations et de factions absurdes. Ni guerre en vue ni menace d’aucune sorte ne sont à redouter. Et cependant, les hommes de la forteresse sont acculés à des exercices vains dans l’enceinte de cet avant-poste reculé, dernier bastion civilisationnel ; d’où sans doute la dénomination Bastiani.

La transition constante des rangs militaires parmi les gradés du commandement du fort est la seule activité majeure qui préside à ses destinées. Et ce depuis des décennies au grand dam des officiers constamment sur le qui-vive et à l’affût d’un ennemi mythique quand ils ne paraissent pas au mess plus désabusés les uns que les autres.

Entièrement dévoués à l’institution militaire et forcés de cohabiter dans un microcosme autarcique surréaliste, les officiers et soldats casernés figurent comme le dernier rempart entre la barbarie et la civilisation. Le corps militaire est perçu dès lors comme une entité archaïque qui requiert une dévotion inébranlable et une soumission aveugle aux règlements de la fortification comme passer par les armes un cavalier mandaté pour une mission de reconnaissance à l’extérieur de l’enceinte au prétexte qu’il ne peut délivrer le mot de passe.

Tandis que Dino Buzzati polarise son champ d’observation sur les délires métaphysiques de son protagoniste, le capitaine Drogo, Valerio Zurlini, par le truchement de son chef-opérateur Luciano Tovoli, explore le site panoramique monumental ; multipliant les plans larges en surplomb depuis les hauteurs du fort monolithique, ses casemates et ses redoutes pour dénoter de la perspective plongeante et écrasante qui condamne à un repli de la garnison. L’aliénation et le désespoir intérieur sont rendus palpables par le commentaire musical d’Ennio Morricone ; et encore davantage par la cinématographie lumineuse de Tovoli.

Dans une galerie de portraits et de vignettes, Zurlini superpose l’affectation des dignitaires militaires qui composent la hiérarchie du fort; englués qu’ils sont dans leurs prérogatives dérisoirement honorifiques. Le fringant Drogo est peu à peu happé et comme hypnotisé par l’étiquette, ce devoir militaire dénué de sens dans les limites d’un espace circonscrit où les mouvements de troupes sont entravés par définition.

Imagerie équine et accélération du temps circadien

Zurlini traduit en images somptueuses une histoire de revenants au caractère allusif dont la puissance évocatrice repose entièrement sur l’imagerie équine. Le cheval blanc devient emblématique qui se profile sur la toile de fond ocre du désert; tandis que les officiers attendant désespérément un assaut, se languissent de pouvoir mener une improbable contre-attaque. Zurlini et Tovoli balaient l’étendue du désert pour venir abruptement saisir l’encolure chevaline de la monture de Drogo, évoquant les destriers blancs attribués aux Tartares. Mais comme le souligne Buzzati : “le temps des Tartares est révolu, ils ne sont plus qu’une vieille légende. »

Au long terme, une escarmouche est attendue comme une catharsis qui culminera après tant de décennies d’attente vaine et exacerbée mais elle ne viendra pas et ne se commande pas. Ayant sacrifié leur vie à la protection de l’empire austro-hongrois, les militaires en sentinelles finissent cantonnés dans un avant-poste aux confins du désert à devoir passer leur existence à garder une frontière que le désert se charge lui-même de garder. Le temps les a figés, sclérosés, statufiés et pétrifiés dans la conscience intime de leur inanité.

A l’image du sable de la clepsydre qui s’échappe inexorablement, la temporalité pesante de Le désert des Tartares déroule les chimères que l’on se forge tout au long de notre existence et qui nous éloignent insensiblement du sens de la vie dans une accélération du temps circadien sensible au fil des pages du roman. En esthète sensible, Valerio Zurlini livre une version crépusculaire de la présumée fin de l‘empire austro-hongrois qui constituerait un autre versant de l’achèvement d’une caste aristocratique déjà perçue dans la fresque viscontienne de Le guépard. Celui d’une caste militaire confinée dans un cérémonial militaire compassé et disciplinaire, sorte d’extase du vide que souligne cette dimension mortifère de la pierre.

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