Le Décalogue (Dekalog, 1988)

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Une oeuvre magistrale, série de dix téléfilms qui consacrèrent définitivement Krzysztof Kieslowski comme l’un des réalisateurs majeurs de la fin du XXe siècle.

Bon nombre de critiques, notamment en Europe de l’Ouest, l’ont clamé dès sa sortie : Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski est un monument – mais à sa manière, moins froide et intimidante qu’on ne pourrait croire de prime abord. Il s’agit en effet d’une œuvre profondément humaine, tâtonnante, interrogative, dont le pouvoir de fascination demeure intact vingt-cinq ans après sa sortie.

Les Dix Commandements comme prétexte

 

Si Le Décalogue a fortement contribué à asseoir la renommée internationale de Kieślowski, l’œuvre n’a toutefois pas manqué de susciter des malentendus. Son sujet même s’y prête. Dans un pays catholique comme la Pologne, le fait de réaliser dix téléfilms associés aux Dix Commandements remis par Dieu à Moïse n’est pas anodin. Quiconque ne connaîtrait pas le réalisateur pourrait supposer une intention catéchétique, ou du moins une méditation théologique prenant prétexte de faits sociétaux. Or la démarche de Kieślowski est toute autre. Les épisodes du Décalogue invitent certes leurs spectateurs à une réelle réflexion philosophique, mais ne la contiennent pas toute faite et prête à être digérée. Chacun des scénarios part de récits concrets, souvent à la limite du fait divers, portés par une mise en scène à la fois stylisée et sensorielle, dépourvue du moindre jugement explicite sur les comportements parfois discutables de ses personnages. En fait, le programme du Décalogue paraît bien profane, d’autant qu’à l’origine aucune des dix histoires contées par Kieślowski n’était rattachée à un commandement divin particulier – à l’exception de quelques cas flagrants, comme « Tu ne tueras point« .

Autant dire que les Tables de la Loi apparaissent avant tout comme un prétexte. Avec leur pouvoir d’évocation archétypal venu des origines de la civilisation judéo-chrétienne, elles permettent à Kieślowski de tisser de façon assez limpide dix récits à la fois autonomes et entrecroisés, reflétant des destinées individuelles dans la Pologne de la fin des années 1980. D’où une peinture de la société de l’époque qui possède une valeur documentaire et humaine incontestable – ambition peut-être plus terre-à-terre mais non moins casse-gueule, en fin de compte, que celle d’appréhender la Pologne de 1988 à l’aune exclusive des dogmes divins. Si Kieślowski se refuse à regarder de haut et juger ses personnages, il n’en développe pas moins un regard critique, interrogatif sur ceux-ci, se plaisant à interpeller le spectateur sur des situations humaines hautement ambiguës, striées de dilemmes moraux.

 

Panorama des dix épisodes

Par la fresque qu’ils dessinent par petites touches, par les télescopages qui les relient, ces dix téléfilms de 55 à 60 minutes constituent une œuvre unique et cohérente, qu’il convient de regarder d’un bout à l’autre pour bien en jauger la profondeur. Le même réalisateur et le même scénariste (Krzysztof Piesiewicz) sont crédités à chacun des épisodes. Mais les directeurs de la photographie diffèrent la plupart du temps – il y en a neuf au total – ce qui se perçoit d’emblée mais n’affecte pas l’impression d’unité se dégageant de l’ensemble.

Un inventaire rapide de chaque épisode éclairera la diversité de cet impressionnant ensemble filmique :

1) Un seul Dieu tu adoreras
Kieślowski commence magnifiquement la série : il s’agit peut-être d’un des plus beaux films qu’il ait réalisés. Ce premier épisode, enneigé, méditatif et tragique, nous introduit à un triangle de personnages superbement incarnés. D’abord, un jeune garçon plein d’interrogations sur le monde. Puis son père, qui ne croit qu’à la science, au point d’aduler son ordinateur pour sa capacité à tout calculer, tout prévoir. Enfin, sa tante, qui s’avère au contraire profondément dévote. L’influence de Tarkovski est flagrante sur les plans esthétique et thématique. Le film cultive une certaine habilité à tracer des arcs narratifs, philosophiques, qui n’aboutissent pas totalement, laissant en suspens bien des interrogations pourtant cruciales, et dès lors d’autant plus hantantes. Mais en fin de compte, ce qui perdure après le visionnage, c’est principalement l’émotion que ces personnages très humains ont distillée.

2) Tu ne commettras pas de parjure
Un homme malade, sa femme, son médecin qui ment à cette dernière… Un récit pesant mais assez fort, dès lors que l’on parvient à rentrer en empathie avec ce médecin qui recourt, finalement, au parjure. Cet épisode est au premier abord moins remarquable que le précédent. Lent, souvent statique, il parvient cependant à exprimer, en creux, la gravité du dilemme moral qui le sous-tend.

3) Tu respecteras le jour du Seigneur
Un épisode très beau et spectral. Un homme marié est rejoint par son ancienne amante la veille de Noël. Il délaisse quelques heures sa famille au profit d’une errance au milieu des rues chatoyante et froides du Varsovie nocturne. Plus énigmatique narrativement que les précédents épisodes, il laisse toutefois dans son sillage un parfum onirique et mélancolique assez entêtant.

4) Tu honoreras ton père et ta mère
L’évocation des sentiments ambigus, poignants, entre une jeune femme et son père – mais leur relation n’est pas réellement celle que l’on croit au début. Un épisode psychologiquement très fort, même si, comme d’habitude, aucun effet dramatique, encore moins mélodramatique n’est souligné.

5) Tu ne tueras point
Le sommet stylistique de toute la série. Les filtres de couleur, la caméra grand angle confèrent une identité tapageuse et presque tape-à-l’œil à ce téléfilm adapté par Kieślowski en un long métrage tout aussi intense. Mais les soupçons de racolage sont dissipés au profit de la puissance dramatique d’un récit dont une des plus grandes forces est la mise en parallèle du meurtre froid et brutal d’un chauffeur de taxi avec l’exécution tout aussi insoutenable du jeune assassin par la société qui l’a jugé et condamné. Le personnage idéaliste de l’avocat, qui aurait pu paraître naïf chez un autre réalisateur, s’avère ici criant de vérité.

6) Tu ne seras pas luxurieux
Un peu déroutant au premier abord, mais aussi poignant que mémorable, cet épisode reprend un schéma voyeuriste qu’on pourrait qualifier de néo-hitchcockien, autour d’un adolescent transi et refermé sur lui-même qui épie sa belle voisine. Il en tombe amoureux au point d’accumuler les bévues, voire de lui nuire. Ils finiront par entrer en contact, et leur relation prendra un tour aussi pervers qu’inattendu. Un épisode passionnant, qui comme le précédent a donné lieu à un long métrage, encore plus ample dramatiquement.

7) Tu ne voleras point
Une jeune mère kidnappe sa propre fille, éduquée par sa grand-mère. Le film se focalise sur cette jeune femme désemparée, qui ne parvient pas à trouver sa place auprès de sa vraie fille. Une narration à la fois distanciée et marquante par son âpreté. Mais peut-être cette distanciation atténue-t-elle la force de l’histoire. Le dilemme mis en scène ici n’en demeure pas moins poignant.

8) Tu ne mentiras point
Une ancienne résistante polonaise, devenue une conférencière respectée, retrouve la jeune femme juive qu’elle n’avait pu sauver pendant la Seconde Guerre mondiale, quarante ans plus tôt. Des face à face saisissants, beaucoup de recueillement, et un trouble qui se communique des personnages aux spectateurs – mais que le film, intentionnellement sans doute, ne cherche jamais à résoudre ou dépasser.

9) Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin
Une histoire de couple pesante mais juste, articulée autour de l’impuissance sexuelle du mari et de la crise profonde qui en découle. Un épisode prenant, mettant en scène de manière quasi-obsessionnelle des objets de la vie quotidienne (un téléphone noir, un verre vide), renforçant sournoisement le caractère à la fois hyperréaliste et cauchemardesque du récit.

10) Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui
Autour d’un héritage qui oppose deux frères l’un à l’autre, une méditation souvent caustique sur la cupidité et la bêtise humaines. Un des sommets de la série, qui s’achève ainsi presque aussi parfaitement qu’elle avait commencé.

 

 

Une unité mystérieuse

Au-delà de l’hétérogénéité de façade, à quoi peut donc tenir cette mystérieuse impression d’unité qui se dégage de l’ensemble du Décalogue ? On pense d’abord à sa topographie. Les histoires se déroulent toutes, à un moment ou l’autre, au sein d’une même cité de béton à Varsovie. ll n’est pas rare que la caméra nous offre des visions d’ensemble des façades et que son objectif s’arrête, comme arbitrairement, sur une fenêtre plutôt qu’une autre. C’est ainsi un vaste microcosme, d’abord physique, désincarné, qui est nous est présenté, avant qu’aux portes et fenêtres ne se substituent des visages, des regards, charriant toutes sortes d’émotions.

Par ailleurs, dans chaque épisode, Kieślowski semble avoir gardé des réflexes de son passé de documentariste. Quand bien même les directeurs de la photographie changent presque à chaque fois, la mobilité de la caméra, voire son portage à l’épaule, associés à la force de gros plans toujours aptes à capter au  moment décisif un regard éperdu, un frisson sur le visage, témoignent d’une même sensibilité à fleur de peau et tissent ainsi une certaine continuité tout au long du Décalogue. Il faut aussi signaler la réapparition certes fugace de certains personnages d’un récit à l’autre. C’est une des raisons pour lesquelles Kieślowski ne souhaitait pas un trop grand espacement entre les diffusions télévisées de chaque épisode ; le téléspectateur devait être capable de saisir les échos parfois subtils qui faisaient que chacune de ces histoires autonomes se complétait l’une l’autre, jusqu’à former une sorte de kaléidoscope de la société de l’époque, et plus encore, d’une humanité considérée de manière universelle, même si ancrée dans un espace-temps donné.

Notons également la présence d’un témoin muet, homme grand, mince et sans âge qui apparaît d’un épisode à l’autre, généralement lorsque les personnages principaux sont confrontés à un choix moral décisif. S’agit-il d’un représentant du spectateur, du cinéaste ? Il semble que Kieślowski lui-même n’ait pas eu d’avis tranché sur la question. Du moins a-t-il tenu à conserver une part d’énigme autour de ce personnage qu’un visionnage superficiel pourrait facilement éluder.

Enfin, un autre critère de continuité tient à la musique de Zbigniew Preisner. Le compositeur polonais, grand fidèle du cinéaste et féru des œuvres lyriques de Sibelius, a écrit pour Le Décalogue quelques partitions mémorables, à l’inspiration aussi classique que volontiers mystique, dont la simplicité apparente et une certaine répétitivité ne doivent pas cacher le tribut émotionnel très fort que les téléfilms de Kieślowski leur doivent, modulant ainsi la relative froideur du regard que le cinéaste, dans son refus de tout jugement, a tenu à poser sur ses récits et ses personnages.

 

 

En définitive, vingt-cinq ans après sa sortie, Le Décalogue frappe toujours par sa limpidité, et pourtant une part essentielle de l’œuvre semble conserver son mystère. L’approche de Kieślowski a beau paraître la plupart du temps prosaïque, Le Décalogue excède sa seule valeur documentaire et humaine, certes déjà considérable. Résultat : on dirait que ces dix petits films composent un seul grand film, lancinant comme un immense point d’interrogation. L’absence respectueuse de tout jugement, associée à une acuité profonde du regard et à la présence, parfois, d’un humour grinçant et distancié, sont dignes d’un grand écrivain – on pense par exemple au romancier tchèque Milan Kundera, notamment lors des épisodes 6 et 10. Mais la beauté du Décalogue provient d’abord et avant tout de son statut d’œuvre de cinéma, physique avant d’être métaphysique, et surtout charnelle, sensorielle, éblouissante de précision et de vigueur plastique. Les faits et les personnages sont présentés de manière brute, il appartient à chaque spectateur d’y inscrire ses propres points de repère, d’y tracer ses propres arcs de compréhension. Dès lors, par quelque bout qu’on le prenne, on finit toujours par s’y retrouver dans le labyrinthe narratif et formel dessiné par le cinéaste polonais et son scénariste. Voilà qui contribue à expliquer pourquoi on ne se lasse pas de plonger et se perdre, les yeux grand ouverts, dans cette œuvre inépuisable.

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