Le cinéma : l’oeuvre d’Aldrich, la part du diable

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Le Grand Couteau (The Big Knife – 1955), Qu´est-il arrivé à Baby Jane ? (Whatever happened to Baby Jane ? – 1962), Le Démon des femmes (The Legend of Lylah Clare – 1968). Trois films sur le spectacle qui offrent au cinéphile attentif un point d´accès privilégié au cinéma de Robert Aldrich.

Que ce soit en tant qu’institution,  métadiscours sur le 7ème art ou laboratoire d’expérimentation humaine, chaque niveau de lecture impressionne par la violence de son propos.

C’est alors que l’industrie cinématographique a déjà largement entamé sa mutation qu’Aldrich s’y intéresse. Il en brosse un paysage stupéfiant qui terrifie par la faune qui y prolifère et par sa machinerie impitoyable. Le Grand Couteau évoque ainsi le système des studios avec un héros sous l’emprise d’un patron tyrannique, lui-même inspiré des nababs de l’époque, Jack Warner et Harry Cohn, qui le forcent à jouer dans des navets fabriqués à la chaîne. Cette allusion trouve un écho dans le personnage du producteur du Démon des Femmes, assènant qu’il s’occupe de faire des films, et non du cinéma (« I make movies, not films! »). La nuance est de taille, puisqu’elle remet en cause le statut même du réalisateur dans le processus hollywoodien.

Auteur ou exécutant ? C’est la jeune critique française, avec Astruc et sa théorie de la « caméra-stylo » mais aussi Truffaut et sa politique des auteurs, qui mène ce débat dans les années 1950 et reconnaît la première en Aldrich un grand cinéaste. C’est aussi elle qui est évoquée dans Le Démon des femmes, avec la mention des Cahiers du Cinéma et de la Cinémathèque. Robert Aldrich est assez friand de métadiscours et se plaît à truffer ses films de citations, clins d’oeils et allusions. Dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, il inclut des extraits de films tournés autrefois par Bette Davis et Joan Crawford ; dans Le Démon des femmes, il se paie le luxe de retourner au cadrage près une séquence du film de Clarence Brown, Anna Christie, avec Kim Novak en lieu et place de Greta Garbo. Le choix des acteurs, d’une manière ou d’une autre, n’est jamais anodin. Dans Le Grand Couteau, c’est à un grand méchant de westerns, Jack Palance, qu’il donne le rôle de la victime. Il choisit de grandes rivales pour jouer les soeurs ennemies de Baby Jane. Et quelle incroyable résonance que le choix de Kim Novak, l’inoubliable Madeleine/Judy de Vertigo dans le rôle d’une actrice engagée pour un biopic du fait de sa ressemblance avec une star souffrant… de vertige !

Il est aussi et surtout question d’acteurs. Véritable chair à canons, ils sont exploités, usés, broyés par la machine hollywoodienne. Qu’il s’agisse de Charlie Castle (Le Grand Couteau), acteur assoifé d’art, Elsa Brinkmann (Le Démon des femmes), jeune comédienne sous la coupe d’un réalisateur égocentriste ou Jane et Blanche Hudson (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?), prisonnières de leur passé glorieux, toutes ces figures d’acteurs sont aux prises avec les contradictions du cinéma. On l’a vu, Charlie Castle est écrasé par le système, Baby Jane Hudson est inadéquate et inadaptée au monde du spectacle moderne, comme le furent Norma Desmond dans Sunset Boulevard et Calvero dans Les Feux de la rampe ; Elsa Brinkmann, dans l’ombre de la légendaire Lylah Clare, est quant à elle manipulée par les façonneurs de stars : journalistes, agents, assistants, réalisateurs et producteurs.

En tant que machines à émotions, les acteurs sont des pantins idéaux à diriger et à pousser à bout dans des situations où les rapports humains se radicalisent. On se remet difficilement, du haut de notre 21ème siècle, de la violence qui agite nombre des films d’Aldrich et les monstres qui les peuplent.

Bien que théâtrale, parfois jusqu’à l’écoeurement, l’agressivité du cinéma d’Aldrich passe notamment par les névroses qui habitent ses personnages. Hoff, le producteur du Grand Couteau, tonitrue, menace et s’arroge un droit de vie et de mort sur ses employés. Face à lui, Charlie Castle tente faiblement de se rebeller mais finit par succomber à son incapacité à satisfaire tous les désirs qu’il cristallise. Les soeurs Hudson vivent une relation sado-masochiste extrême, d’où surgissent des thèmes psychologiques fondamentaux : rivalités sororale et professionnelle, complexe d’Oedipe, narcissisme voire syndrome de Peter Pan. Elsa Brinkmann, enfin, à force d’être comparée et assimilée à Lylah Clare, développe une schizophrénie frénétique tandis que Zarkan, cruel Pygmalion, se perd dans son obsession à faire revivre sur la pellicule son épouse défunte, pour enfin la posséder.

Dans sa trilogie sur le cinéma, Robert Aldrich a finalement réussi à synthétiser peu ou prou un propos qui sera tenu sur trente ans de carrière : mettre en scène la nature humaine profonde, entre brutalité contextuelle et cruauté inhérente…


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