La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2

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Palme d´Or 2013, le nouveau Kechiche peint dix ans de la vie d´une femme et offre un portrait saisissant de la jeunesse.

La Vie d’Adèle arrive avec le scandale que l’on sait, entaché quoi qu’on en dise par les règlements de comptes post-Cannes entre Kechiche et ses comédiennes, Léa Seydoux en première ligne. Le cinéaste va jusqu’à confesser à Télérama : « Ce film ne devrait pas sortir, il a été trop sali ». Le film sort pourtant, et on ne peut que se réjouir que, s’il en est désormais indissociable, il ait survécu à la polémique, et à la deuxième vision – la première fois, c’était au moment de son sacre encore innocent, quand sa vitalité folle promettait d’emblée de le faire aimer absolument et totalement. La Vie d’Adèle est donc là, avec la même énergie rageuse et belle, histoire de la vie d’une jeune femme sur une dizaine d’années, sous forme d’un précis de sociologie et selon un programme quasi établi d’avance : le temps de l’amour et de la passion – le temps du vivre ensemble -, le temps de la rupture, puis l’après. Car le film est surtout l’histoire d’une passion amoureuse entre deux filles : Adèle, 15 ans, lycéenne en première L – Adèle Exarchopoulos, pratiquement inconnue jusque-là sinon un rôle dans l’oubliable Boxes (Jane Birkin, 2007) ; et Emma, étudiante en quatrième année aux Beaux-Arts de Lille – Léa Seydoux, un peu moins inconnue.

Kechiche avait dérouté avec son Vénus Noire (2010), film-monstre glaçant et assez désincarné ; La Vie d’Adèle est exactement l’inverse, film fleuve de trois heures, chaleureux et totalement habité. De la bande dessinée dont il est adapté (Le Bleu est une couleur chaude – Julie Maroh, 2010), il garde les cheveux bleus d’Emma et la relation amoureuse, sans drame si ce n’est celui de la jeunesse et de l’infinie cruauté des premières fois. Le film lui est fidèle si ce n’est pour la fin, que le cinéaste a modifiée pour la rendre plus heureuse, en tous cas moins tragique. C’est, en partie, pour cela qu’il est si beau : le cinéaste, s’il n’évacue rien de ce qui fait une relation passionnelle, semble aussi vouloir dire que tout cela n’est pas si grave. Que d’un premier amour, chacun apprend quelque chose et ressort grandi. Une tentation naturaliste traverse la première moitié du film : Kechiche porte un regard admirable sur les années lycée, sur les petites animosités entre potes, sur les garçons qu’on fait souffrir, quand une séparation se fait encore entre deux cours, sur un banc et n’est justifiée que par un « Désolé ».

 

 

La première heure est littéraire, rappelle à elle L’Esquive (2004) ; Adèle lit La Vie de Marianne (1731-1742), de Marivaux, et aimerait bien que chacun y trouve ce qu’elle y trouve ; Emma lui conseille Sartre, Adèle l’a déjà lu mais n’en a « rien compris ». Plus loin, le film dérive sur l’art, Emma aime Schiele et Klimt, Adèle ne connaît que Picasso. Ce n’est pas la plus grande qualité du film, Kechiche perdant de sa finesse dans deux scènes (une fête et un vernissage) opposant de manière assez caricaturale le monde de l’art (les amis d’Emma préparent des thèses sur la morbidité dans l’œuvre de Schiele) et la fonction publique (Adèle est devenue institutrice, ne s’intéresse toujours pas beaucoup à la peinture). Que le réalisateur digresse sur l’art n’a pourtant rien d’un hasard, lui qui compose, comme à son habitude, des tableaux vertigineux du quotidien, notamment dans les scènes de repas – au moins deux ici, réussies, où il convoque Annie Ernaux et la honte des parents, quand Adèle et Emma dînent chacune l’une chez l’autre. Chez Adèle, on fait des pâtes, et on insiste sur la nécessité de faire des études « qui débouchent sur quelque chose » ; chez Emma, on se régale d’huîtres et de bon vin, on disserte des tableaux accrochés aux murs. La confrontation pose ici moins problème : les dialogues sont justes, ni l’un ni l’autre des couples de parents n’est sympathique, les filles ne s’en rapprochent que d’autant.

Kechiche les filme, elles et leur entourage, de très près – de bout en bout, il scrute les visages au plus proche, qu’ils rayonnent, qu’ils pleurent ou qu’ils se crispent. La notion de peinture, et a fortiori de portrait en peinture, revient partout : le cinéaste ausculte littéralement, et utilise tout, larmes, sueur et morve, dans une obsession du détail qui serait maladive si elle ne servait pas si magistralement son envie d’être là, avec Emma et Adèle, dans tout ce qu’elles ont de fusionnel. La Vie d’Adèle est un film de sécrétions, qui use de ce que ses actrices ont en stock jusqu’à les en vider tout à fait : c’est vrai jusque dans les scènes de sexe, impressionnantes car très étirées dans le temps, pas forcément esthétiques mais où, là encore, Kechiche va au bout de sa logique. Sa mise en scène est aussi précise qu’à son habitude, et fonctionne telle qu’on la toujours connue chez lui – par successions d’élans d’énergie folle et d’épuisement, dans des séquences souvent interminables qui ne peuvent se terminer que dans l’éreintement.

 

 

Après Sara Forestier et Hafsia Herzi, c’est Adèle Exarchopoulos, proprement fabuleuse, que Kechiche fait littéralement naître en même temps que son personnage : l’Adèle actrice et l’Adèle du film évoluent conjointement, et le cinéaste en tire l’essence même, dans ce qu’elles apprennent chacune et l’une de l’autre – c’est l’une des magies toujours renouvelées de son cinéma, et de ce film-ci en particulier. Tel que dans un roman d’apprentissage, Adèle ressort grandie de ses expériences : dans une dernière image bouleversante, Kechiche ose enfin un vrai plan large, caméra fixe, tandis que la jeune fille s’éloigne de dos, seule, désormais armée pour vivre pleinement la vie qui est la sienne.

Titre original : La Vie d'Adèle

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Durée : 159 mn


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