La Mort de Dante Lazarescu (Moartea domnului Lazarescu – Cristi Puiu, 2005)

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Cristi Puiu filme l´agonie d´un vieil homme comme une odyssée terrifiante et signe l´oeuvre fondatrice du nouveau cinéma roumain.

La Mort de Dante Lazarescu s’impose d’abord comme un incroyable pari, une monstrueuse anomalie. Sur le papier, le projet ressemble à une mission suicide, cumulant tous les handicaps au niveau commercial : un sujet glauque, une lumière crue, des acteurs vieux et bedonnants, une durée fleuve, pas de musique ni de happy end. Un style noir et sans concession, des vomissures et des néons, un récit brut – pas glamour pour deux lei. Aujourd’hui encore, Cristi Puiu se remémore avec humour et colère la frilosité des acheteurs étrangers : « Votre film est peut-être un deuxième Citizen Kane, mais il vient de Roumanie et dépasse 2h30 ! » Il faut donc remercier Shellac, qui distribuera finalement son dernier opus, Aurora, en février prochain – vingt mois après sa présentation à Cannes…

En 2005, Cristi Puiu n’est pas tout à fait un inconnu. Il a déjà réalisé Le Matos et la Thune, excellent road-movie qui frappait par son énergie folle. Son court métrage Une cartouche de Kent et un paquet de café a été récompensé à Berlin. Avec son complice Razvan Radulescu, il a également cosigné le scénario de Niki et Flo, de leur aîné Lucian Pintilie. Pourtant, rien ne prépare vraiment au choc suscité par La Mort de Dante Lazarescu. Avec sa radicalité formelle, ses partis-pris têtus, le film explose les canons du réalisme, allie puissance fictionnelle et documentaire. La précision du regard, la justesse des comédiens et l’intensité des plans-séquences se mêlent dans une ronde obsédante, qui tient autant du cauchemar que de la farce.
 
 

Dès la première scène, « Monsieur Lazarescu » existe, avec sa démarche pataude, son pyjama rayé et son bonnet miteux. D’une pièce à l’autre, nous le suivons dans son appartement modeste de Bucarest, où il vit seul en compagnie de trois chats amorphes. Sa femme est morte depuis huit ans, sa fille s’est installée au Canada, sa sœur lui reproche constamment son alcoolisme. Autrement dit, le vieil homme ne peut guère compter sur le soutien de ses proches et traîne sa peine dans une indifférence crasse. Mal en point, il se plaint de son ulcère, souffre de nausées et de migraines. Ion Fiscuteanu campe avec une vérité prodigieuse ce personnage difficile. Sa présence massive et fragile échappe à la caricature : ni pauvre bougre, ni héros digne, il se révèle tour à tour insupportable et touchant, irascible et démuni. De son côté, Cristi Puiu fuit comme la peste la corde sentimentale, évite le portrait misérabiliste et colle aux souffrances de son héros avec une caméra rageuse et obstinée. Dans un bonus du DVD, le cadreur Andrei Butica souligne d’ailleurs combien la technique contribue d’emblée à l’identification du spectateur, lorsque Dante Lazarescu s’assoit dans sa cuisine pour appeler une ambulance : « l’angle de vue était trop élevé quand je me tenais debout, donc j’ai dû me baisser un peu, en pliant les genoux. Pendant près de cinq minutes, j’ai dû rester dans cette position inconfortable, pas du tout naturelle. Et ça se voit dans le film : je commence à bouger et à trembler très fortement vers la fin de la prise… J’étais très inquiet, mais on était à court de pellicule, donc on l’a conservée… »

Cette anecdote résume bien l’esprit instinctif et concret du nouveau cinéma roumain, dont Cristi Puiu fixe ici les grandes règles : transformer les contraintes en atouts, ériger la pauvreté en force, suivre toujours son but sans dévier de sa ligne. La Mort de Dante Lazarescu annonce son titre comme un programme, que le récit conduira (presque) jusqu’à son terme, sans détourner les yeux. Le scénario ramasse cet enjeu sur une nuit, et seules des coupes discrètes rompent l’illusion du temps réel. La dramaturgie se construit par blocs, avançant successivement d’un lieu à l’autre, rejouant la même partition suivant un subtil (de)crescendo. Pris en charge par Mioara, une infirmière qui lui sert d’ange gardien (impeccable Luminita Gheorghiu), Dante Lazarescu traverse les différents hôpitaux de la ville comme un paquet encombrant dont les docteurs se rejettent la responsabilité. Ironiquement, la structure reprend les cercles de l’Enfer décrits par Dante dans sa Divine Comédie, ici franchis par un pitoyable Lazare, qui ne ressuscitera pas. Dans cet univers sinistre et poisseux, son patronyme mythologique sonne comme une mauvaise blague.

 
 

Cristi Puiu n’établit pas le procès du système médical, ni une satire de l’administration roumaine. S’il pointe ses dysfonctionnements, il s’intéresse avant tout à une situation universelle : comment gérer la misère individuelle dans un service public, où affluent tant de blessures et de douleurs ? Chacun se protège comme il peut, dresse sa propre liste de priorités où l’autre doit trouver sa place malgré tout. Dante Lazarescu dérange avec ses maux de tête et ses nausées : il gâche le repas des voisins, exige des soins alors qu’un accident de car remplit les salles d’opérations. Le cinéaste saisit dans le même élan des personnages en proie à des préoccupations différentes. Autour du héros gravitent en permanence des silhouettes fugaces, qui envahissent l’écran puis disparaissent du champ. Partout le monde déborde, la caméra semble toujours prélever une part infime de l’humanité : le bruit d’une fête à l’étage sature la bande-son, un locataire descend rendre une perceuse, d’autres patients attendent dans les couloirs… L’équipe du film a tourné pendant trente-neuf nuits, en décors naturels, dans des conditions parfois rocambolesques. Cristi Puiu en profite, multiplie les changements d’axe, balaie chaque espace pour capter plus de vie, créant un rythme suffocant. Il reprend à son compte les méthodes du cinéma direct et revendique l’influence de Raymond Depardon, période Urgences et Faits divers. Comme lui, il cherche la bonne distance, articule le drame intime et la routine professionnelle, capte la tragédie personnelle au sein d’un macrocosme.

« Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici… » Etape après étape, Dante Lazarescu se dépouille de son identité : il perd d’abord du sang, puis la parole, doit quitter ses vêtements, devient bientôt un corps sans volonté, malléable à merci. Il abandonne sa dignité sur un brancard, se laisse nettoyer comme un nouveau-né et observe les internes lui tondre les cheveux. Cristi Puiu enregistre cette lente décrépitude avec une compassion sincère, qui passe surtout par le personnage de Mioara – la seule à défendre son cas, à l’écouter et tenter de l’aider, même si cela fait aussi partie de son travail : obtenir une signature pour valider son admission. Sa disparition marquera la fin du parcours chaotique de Dante Lazarescu. Livré à lui-même, seul dans le cadre, il jette un regard torve sur le côté puis revient à sa position de cadavre ambulant. Commentant ce dernier plan, Cristi Puiu confie qu’il avait simplement demandé à son acteur de fixer un tube de mousse à raser posé sur la table, et de lire en silence la marque « Gillette ». Brillante idée de figurer l’évanouissement de la conscience sous une forme aussi triviale, quand tant de cinéastes hollywoodiens nous bercent d’images mentales et de flous artistiques. Cristi Puiu sait bien, lui, que la mort reste une expérience insondable : son film se termine par un cut, noir, et c’est tout…
 

Titre original : Moartea domnului Lazarescu

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Durée : 154 mn


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