La Fureur de vivre

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Pionnier du teen movie, La Fureur de vivre dresse le portrait d’une génération fragile comme du cristal et déjà pleine de fêlures.

Sur les grands écrans, en 1955, est projeté La Fureur de vivre, titre flamboyant du film de Nicholas Ray, qui raconte l’histoire d’ados à la vie confortable, dans leur petit quartier de Los Angeles, une décennie après la seconde guerre mondiale et quelques années avant le conflit du Vietnam. La vie pourrait sembler paisible au sein de chaque foyer, pourvu d’un frigo, d’une télé et de sa voiture mais derrière se tapit une jeunesse en plein mal-être.

Tout commence avec le noir. Dès la première scène, la nuit emprisonne sa galerie d’adolescents : Judy, Platon et le fameux Jim Stark, jeune paumé et esseulé, à qui James Dean à prêter son corps et son visage aux traits d’ange déchu. Un son, celui des sirènes qui retentissent, encercle le film. Le personnage principal, tellement en proie à la souffrance, devient lui-même une alarme en mimant le cri des gyrophares. Situation inquiétante : celle des rapports entre les ados et leurs parents.

Le réalisateur a choisi des nuances sombres pour laisser éclater ce désarroi juvénile mais profond. Les seules couleurs qui ressortent sont le rouge le vert de la tenue de rentrée de Judy, peut-être le symbole pour Jim d’une renaissance, après toute une série d’exils pour étouffer et fuir les problèmes de violence. La première apparition de Judy, au commissariat, est marquée par le rouge de son manteau. La couleur écarlate connote d’emblée la relation amoureuse. Double masculin de ce vêtement, le blouson de Jim, qui suggèrera également la fureur et culpabilité, toujours combinées au blanc de l’innocence (couleur du tee-shirt du personnage qui, d’ailleurs, étanche sa soif avec du lait). Mais c’est dans une atmosphère obscure et annonciatrice d’une tragédie que baigne la réalisation. Lénonard Rosenman, compositeur du film A l’Est d’Eden, s’est chargé de la musique de La Fureur de vivre, disseminée par légères touches alors qu’explose le rock’n’roll dans les fifties. Discrètes, les notes laissent entendre les déchirements de l’âme des ados.

La temporalité du long métrage correspond à celle du théâtre classique, puisque l’intrigue se déroule sur une seule journée, où le dénuement va absorber les personnages. Pas de référent adulte. Les voix des parents sont aussi perceptibles que celle d’un spectre, quand elle ne sont pas braillardes pour gronder fiston, retenu au commissariat. La figure maternelle est oppressive tandis que celle, paternelle, est complètement effacée par un tablier au corps, se confondant presque avec le sol, pour éliminer les dégâts d’un plateau renversé. Ca gronde et ça se querelle et, au milieu du couple déchiré, demeure l’ado blond et tourmenté. Le protagoniste n’est pas sans rappeler celui de Cal Trask (anagramme de Stark, nom de Jim) parti à la recherche de sa mère, dans A l’est d’Eden, sorti la même année. Le personnage d’Elia Kazan était également incarné par James Dean. Dans le film de Nicholas Ray, l’ado suffoque littéralement entre ses parents, dans ce plan incliné et sublime où la mère domine sur les marches alors que son mari se trouve en contrebas. Vus à partir d’un judas, les grands ne forment qu’un monde ridicule ou une ménagerie (selon les propos de Jim) dont il faut s’extraire.

Dans les autres demeures, la situation n’est guère enviable. Judy ne reçoit que remontrances et claques de la part de son père et Platon erre seul, avec ses dollars comme seuls compagnons et ses rares missives familiales mais non moins lapidaires, envoyées à l’occasion de son anniversaire. Disputes, gifles et lettres impersonnelles sont les seuls moyens de communication des géniteurs. C’est dans ce dédale où se multiplient les impasses que les jeunes, en quête d’une veste et d’un refuge pour se prémunir des rudesses du monde adulte, vont côtoyer avec la pulsion de mort.

Les ados, abandonnés par les parents, déversent leur fureur dans des rixes à l’arme blanche et des courses de voitures volées avec, en arrière-plan, l’immensité de la ville ou le paysage inhospitalier des falaises escarpées. Ils sont adeptes des actes à rsique pour montrer leur virilité et surtout pour crier leur désarroi, à la lisière de l’âge adulte. Pourtant la fragilité est bien là. Cette dualité semble être suggérée par les chausettes de couleurs différentes de Platon. Le jeune, délaissé, a un pied dans l’univers des grands et un autre dans celui de l’enfance, et l’équilibre est encore précaire. Jim est installé dans la maison, assis, le visage à la renverse. Il observe le monde comme s’il lui échappait. Le personnage, habité par l’idée de pouvoir devenir un homme, est filmé telle une âme perdue, faisant sans cesse des allers-retours, entre la maison et l’extérieur, de même que ses deux amis.

Aucun ne possède un point d’ancrage. Le réalisateur exprime ainsi le trouble existentiel de cette jeune génération, trouble dépassant les frontières de l’anecdotique. Nicholas Ray affiche la volonté de se rapprocher du vraisemblable en suivant les règles du théâtre classique, résumées dans les deux alexandrins de Boileau : Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli, pour donner à son film un caractère universel et intensifier l’émotion. Seule l’unité de lieu a été écartée. Le cinéaste a préféré opter pour une topographie éclatée, appuyée d’un cinémascope : les événements se déroulent dans les foyers, le commissariat, le planétarium et la grande demeure abandonnée pour signifier la perte de repères et la grande solitude.

Les jeunes cherchent leur place dans ce monde gigantesque que suggère ce planétarium qui, comme un monstre, engloutit son public estudiantin. Rien pour rappeler une certaine harmonie de l’enfance, si ce n’est ce manoir, paradis perdu qui surplomble la ville, où Platon se cherchera un père de substitution, noyé dans le crépuscule. Ados égarés, tous se trouveront de façon passagère dans ce lieu reclus et presque chimérique. Synonyne de cette parenthèse : les trois bougies allumées. Mais le trio complet ne sera pas forcément prêt à affronter le retour à la vraie vie avec, comme accueil les phares aveuglants des voitures de police. Des blessures, des morts, puis comme l’affirmait les propos du professeur d’université, dans le planétarium : les cieux, à nouveau, seront calmes et froids. La veste du père, sur les épaules de son fils, traduira ce retour à la sérénité.

La Fureur de vivre est un tableau étincelant d’une adolescence en jeans et blouson en cuir mythiques. Le film est à la fois un cri de révolte et une échappée noire, compressée sur une journée qui s’agence comme une grande tragédie de l’existence, où les corps et les âmes sont encore incertains.

Titre original : Rebel Without a Cause

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Durée : 108 mn


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