La Ballade de Narayama (Narayama bushiko, 1983)

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Misères et splendeurs des paysans.

Orin (Sumiko Sakamoto) est bien embêtée. À 69 ans, « elle a encore toutes ses dents », comme ne cesse de le chanter dans tout le village son petit-fils Kesakichi (Seiji Kurazaki). Or, dans cette petite vallée isolée du reste du Japon, un vieillard qui s’accroche à la vie signifie des bébés abandonnés dans les rizières par manque de nourriture. Consciente de son grand âge et respectueuse des traditions millénaires du village, la brave grand-mère souhaite que son fils Tatsuhei (Ken Ogata) la porte, l’hiver venu, au sommet de Narayama, afin que le dieu de la montagne l’accepte auprès d’elle et libère une place au foyer.

De l’observation anthropologique…

La Ballade de Narayama présente un indéniable aspect anthropologique. Le récit explore la coutume ubasute, qui avait encore cours dans le Japon pauvre et rural des années 1860 : ne disposant pas suffisamment de ressources alimentaires, ces villages montagnards vivant en autarcie réduisaient de manière drastique leur population en abandonnant les cadets que l’on ne pouvait plus nourrir et les personnes âgées devenues inaptes au travail agricole. Dans cette existence aussi rude, l’individu importe moins que la survie de la collectivité en tant que structure. Et c’est précisément dans cet intervalle entre les restrictions des désirs et les devoirs envers la communauté que se place le regard de Shohei Imamura. Les contraintes et les sacrifices font la matière même du film, bien plus que la demande d’Orin, qui n’en est que l’expression ultime. Le manque de nourriture, en premier lieu : Rizuke « le puant » (Tonpei Hidari), le cadet que Tatsuhei a gardé, enquête auprès des villageois pour savoir qui a abandonné le cadavre d’un bébé dans sa rizière. Le problème ne porte pas tant sur le meurtre de l’enfant, inscrit dans les mœurs du village, que sur la souillure des terres d’un autre, qui lui rappelle avec vigueur, dans un gros plan sur le visage tuméfié et en voie de putréfaction de l’enfant, à quel point sa vie n’a pu durer que par le meurtre des autres.

Les cadets qui ont atteint l’âge adulte sont en effet le souvenir vivant de ces infanticides. Pour ne pas qu’ils engendrent à leur tour des enfants voués à la mort, les cadets vivent entre eux, dans une maison à l’écart, frappés d’interdit sexuel. Pour contourner cette misère sexuelle, d’autant plus difficile à vivre que la sexualité semble exhibée par leurs aînés, qui multiplient les aventures en plein jour, ils inventent des expédients : la masturbation, les chiens… jusqu’au sacrifice de certaines femmes, qui, conscientes de la dangerosité de cadets prêts à exploser et à détruire la maigre économie du village sous l’effet des frustrations, acceptent de prêter leur corps une nuit pour les contrôler. Pour autant, Imamura ne verse pas dans le misérabilisme. La misère n’appelle jamais le pathétique. Une frustration s’accompagne bien souvent de rires : la dispute entre Rizuke et son voisin à propos du bébé dans la rizière s’arrête bien vite lorsque la taquine Matsu (Junko Takada) soulève sa robe pour faire ses besoins en plein air, bien en face de leurs regards.

 
 
 
… au regard poétique
  
Plus qu’un état de stagnation sociale, la misère du village apparaît plutôt comme une épreuve morale dans une quête de perfectionnement de soi. Jamais accusateur, le regard d’Imamura incorpore au contraire la poésie et la spiritualité shintoïstes des villageois. Le montage de La Ballade de Narayama exprime de manière sensorielle une religion qui unit en un grand tout hommes, animaux et montagnes. Par le biais de montages parallèles, Imamura lie régulièrement des comportements humains et des comportements animaux ; ainsi des scènes de sexe, montrées sans aucune honte devant la caméra, car elles sont aussi naturelles que la reproduction gracile des serpents et des crapauds. Les gros plans sur des visages animaux rythment le film et lui donnent sa signification : placés sous le regard d’entités animales sacrées, les femmes et les hommes du village doivent atteindre leur degré de renoncement face aux duretés de l’existence montagnarde. L’image du serpent, qu’un villageois appelle « le maître », en offre le modèle idéal : comme lui, l’individu doit se glisser au travers des aléas naturels, et sentir dans son corps toute leur bonté.

 

 


Des hommes et du sacré

Dans ce village, accéder à l’animalité n’est pas synonyme de dégradation, mais plutôt le signe d’une élévation de la conscience. Un plan magique, bâti en champ/contrechamp, en est l’archétype : lors d’une chasse, Tatsuhei abat un lapin, mais laisse un rapace emporter la proie. Au lieu d’abattre à son tour celui que l’on pourrait considérer, dans une logique d’appropriation de la nature, comme un voleur, Tatsuhei préfère contempler le vol majestueux de l’oiseau repartant vers les cimes. Car ce plan fait écho à un plan à venir : celui où Tatsuhei tire sur l’arbre au pied duquel son père a disparu trente ans plus tôt, ce qui fait basculer l’image dans un ralenti aux tons sépia, invoquant la présence de l’esprit. Dans la spiritualité shintoïste, tuer un rapace est aussi grave qu’assassiner un père, car dans les deux cas, il s’agit du meurtre d’une entité incarnant le sacré.

Dès lors, l’ultime pèlerinage qu’Orin et Tatsuhei entreprennent pour gravir le sommet de Narayama se comprend comme un voyage initiatique au cœur des arcanes naturels. À chaque étape, Tatsuhei s’immerge un peu plus dans le respect de « centaines, de milliers d’ancêtres, peut-être plus » passés par ces chemins périlleux, tandis que sa mère s’enfonce plus avant dans une piété silencieuse où elle héberge en son sein les vivants et les morts, les hommes et les dieux. S’il est un héroïsme dans le film d’Imamura, il ne repose pas dans des êtres exceptionnels, comme les samouraïs magnifiés par Kurosawa, mais dans l’ascèse quotidienne des petites gens, qui se tiennent à une éthique sacrificielle pour assurer la continuité de leur communauté.

Titre original : Narayama Bushiko

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Durée : 128 mn


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