Kitano par Kitano, autobiographie d’un maître

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Une bouteille de vin, un réalisateur complexe, un journaliste français et un traducteur béninois ont formé l´équation parfaite pour donner naissance à une autobiographie passionnante. À lire d´urgence.

Il aura fallu pas moins d’une quarantaine d’entretiens et de conversations libres étalés sur quatre ans pour que Michel Temman, journaliste français pour Libération installé à Tokyo, livre la première autobiographie hors Japon de Takeshi Kitano. Au jeu classique des questions/réponses, Michel Temman a préféré une retranscription thématique des confidences du cinéaste qui sont entrecoupées de commentaires explicatifs ou de réflexions et sensations personnelles du journaliste face à ce monstre sacré, aux lieux qu’il a traversés en sa compagnie. L’ouvrage pourtant dense – plus de trois cents pages – se lit d’une traite et happe par la qualité des échanges et la personnalité même de Takeshi Kitano. Au fil des pages, on découvre l’être complexe qu’il est, une véritable anguille qui échappe à toute classification, tout à la fois cinéaste, animateur, acteur, peintre, professeur, et pourquoi pas un jour explorateur ou biologiste marin comme il a toujours rêvé d’être ? Bref, l’homme fascine autant que l’artiste.


« Je suis venu au cinéma un peu comme on vient au monde »
(1)

Cinéaste adulé en Europe, il est surtout Beat Takeshi pour le Japon, son double télévisuel à l’humour potache, capable d’animer toutes sortes d’émissions mais surtout de purs divertissements (certaines émissions ont été diffusées en France comme Takeshi’s castle ou adaptées comme Le Mur infernal) et dont les pics d’audience sont déterminés par des gags et des propos provocateurs qui font sa marque de fabrique et lui attirent souvent les foudres de la censure. Mais Kitano est une super star, presque intouchable. Pourtant, son besoin de reconnaissance ne semble jamais assouvi. Il retrace son enfance dans les quartiers populaires, marquée par la pauvreté et la faim, par un père silencieux et indifférent, par une mère autoritaire à qui il en a fait voir de toutes les couleurs. Très vite, il comprend que les études ne le mènent à rien. Obsédé par les planches, il quitte l’Université au grand dam de sa mère et devient homme de ménage puis garçon d’ascenseur dans un théâtre populaire. Un comédien malade qu’il remplace au pied levé (début de sa carrière au théâtre), un second rôle remarqué dans Furyo (1983) de Nagisa Oshima (début de sa carrière au cinéma) et voilà comment chez lui, le hasard s’est occupé de tout et le talent a fait le reste.
 

 
Extraits d’émissions télévisées de Takeshi Kitano

« Dans mon propre pays, je suis considéré comme une poubelle ! » (2)

Un talent qui ne l’a pourtant pas préservé des doutes. Nul n’est prophète en son pays. Adulé comme animateur (bien que les critiques lui reprochent ses émissions au ras des pâquerettes), il est souvent décrié comme cinéaste au Japon. Beat Takeshi, le trublion du petit écran entretient sans doute une relation schizophrénique avec Takeshi Kitano, le maître du grand (on pense évidemment à Glory to the filmmaker ! et son double marionnette).
Le mauvais accueil de Sonatine (1993) au Japon qui triomphait pourtant en Europe fut une véritable claque. En 1994, Kitano frôle la mort dans un grave accident de scooter, un quasi suicide dont il évoque sans détours les conséquences : une chirurgie faciale lourde, un œil endommagé, une paralysie partielle du visage, des tics, des difficultés de prononciation, etc. « J’ai quand même une sacrée gueule depuis… Quand je la vois dans le miroir, il m’arrive souvent de rigoler. […] C’est le travail qui me soigne » (3). Le travail et les claquettes ! Une vraie passion qui l’a conduit à reprendre le chemin des studios pour réaliser Zatoïchi (2003), un nouveau souffle dans sa carrière (Kitano obtint le Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise) qui lui permit d’embrayer sur des œuvres sans concession, plus introspectives et plus barrées, sa « trilogie pour un double » (4) comme la nomme Michel Temman : Takeshis’ (2005), Glory to the filmmaker ! (2007) et Achille et la Tortue (2010).

Takeshi Kitano remonte le fil de sa filmographie et retrace la genèse de chaque film, les conditions de tournage, leur accueil respectif, public et critique, et le regard qu’il porte désormais sur eux. Il évoque les rencontres clés et cite les noms de tous ses collaborateurs (le souci du détail est assez impressionnant chez lui), leurs fonctions, la place qu’ils ont occupée dans sa vie et occupe encore (le passage qui concerne les « Gundan », une horde de disciples qu’il entretient est complètement ahurissant), l’influence de son maître, Senzaburo Fukami, mort dans des circonstances tragiques, et celle d’Akira Kurosawa qui, dans une sorte de passage de flambeau lui écrivit un jour : « Je pense que vous allez sauver le cinéma japonais. Son avenir est entre vos mains » (5). Kitano fait aussi part de ses opinions politiques et ses coups de gueule, contre la Palme d’or de Michael Moore, l’américanisation du Japon et son asservissement envers les États-Unis, le racisme ordinaire de son pays, le népotisme, la corruption, etc. Et chose assez rare, il parle de son engagement en Afrique (particulièrement au Benin, par l’intermédiaire de Rufin Zomahoun, le traducteur béninois de ces entretiens et grand ami de Kitano). Bref, on lit avec avidité les propos drôles, émouvants et intelligents d’un cinéaste qui d’ordinaire ne se livre pas, ou peu, préférant souvent noyer le poisson. Pas étonnant pour une anguille.

Provocation, dérision, recherche constante du divertissement, mais aussi noirceur et mélancolie, sont les maîtres-mots d’une vie trépidante au service d’une œuvre (picturale, cinématographique, télévisuelle) qui n’en finira pas, c’est sûr, de nous surprendre. Une dernière pour la route : « Je ne sais pas trop comment ni dans quelle direction, mais qu’importe, je veux encore aller de l’avant, réaliser d’autres films. Et je compte bien en faire jusqu’à ce que les Italiens, mes plus grands fans, me détestent » (6). Complexe, vous avez dit complexe ?

 


Sortie le 24 février 2010. Editions Grasset. 20,90 €. 336 pages

A lire sur Il était une fois le cinéma, le Coin du cinéphile dédié à Takeshi Kitano

(1) P. 124.
(2) P. 199.
(3) P. 144.
(4) P. 173.
(5) P. 201.
(6) P. 302.


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