Killer Joe

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Peu délicat mais efficace, « Killer Joe » va jusqu’au bout de sa logique détonante de mise à nu de la bêtise humaine.

Le dernier film de William Friedkin, soixante-dix-sept ans au compteur, atteste d’une vigueur crépusculaire qui, toutes proportions gardées, n’est pas sans rappeler l’inspiration aussi stimulante que régressive des derniers Hitchcock, notamment Frenzy (1972). Killer Joe est un film qui ose, qui fonce, quitte à aller dans le mur. D’emblée le réalisateur se plaît à convoquer à la fois le genre horrifique (maison constellée de crucifix, jeune fille rappelant parfois L’Exorciste du même Friedkin, 1973), les films des frères Coen (en premier lieu Fargo, 1996) et même l’œuvre théâtrale de Tennessee Williams (perversions moites et désirs réfrénés dans le Sud américain). Malgré ce lourd brassage de références, le film parvient à rester cohérent de bout en bout et à imposer son style tonitruant, sans cesse à la limite du grand-guignol.

La mise en scène ignore le bon goût, cumule les approches frontales. Le début du film pose le décor : trombes d’eau, zébrures dans la nuit texane, relents bleutés sur le bitume cinglé par la pluie, comme si la météo se mettait au diapason des affrontements psychologiques et physiques à venir. Les éclairs, le cosmos sont de connivence avec les hommes : il n’y aura nulle échappatoire pour personne, pas même pour la lolita névrosée, superbement campée par Juno Temple, qui ne rêve que d’échapper à ce cloaque mais se retrouvera dans l’œil du cyclone. De fait, cette famille n’est pas un lieu pour élever une jeune fille. Dès la première scène, la caméra nous dévoile le sexe dénudé de la belle-mère, et seulement ensuite son visage : tout un programme. Les insultes fusent entre elle et le jeune Chris. Le père et la fille s’en mêlent. Le jeune homme doit honorer des dettes contractées auprès de dangereux dealers. Pourquoi ne pas assassiner sa mère, détentrice d’une mirobolante assurance-vie ? La famille se jauge. La proposition fait l’objet d’un consensus aussi immédiat que déconcertant. Savoureuse idée, au fond, que de centrer le film sur cette figure maternelle quasiment invisible, comme un clin d’œil ironique à la matrice des films consacrés à la folie meurtrière nichée au sein de la province américaine (Psychose, 1960).

Le film semble se délecter à brouiller les pistes du Bien et du Mal. Le personnage de Joe, flic le jour, tueur à gages la nuit, interprété par un Matthew McConaughey sobre et saisissant, résume à lui seul cette ambiguïté. Dépourvu du moindre moralisme, le film exhibe la dissolution des liens entre les individus, l’égoïsme, le cynisme, l’absence d’empathie, placés sous les auspices d’une bêtise profonde, se confondant avec la cruauté. L’armature du film, celle de la pièce éponyme de Tracy Letts ici adaptée, a la rigueur d’un théorème. Sèche, nihiliste, elle accuse d’autant plus son origine théâtrale que les bavardages abondent, les ficelles scénaristiques ne cessent d’affleurer. Les enchaînements s’avèrent à la fois implacables et mécaniques. Dès lors, le film se révèle peu à peu comme une machine, tant dramaturgique que cinématographique, conçue pour broyer du noir, du sang, du sperme et rien d’autre.

Ainsi, Killer Joe synthétise les qualités et les défauts des meilleurs Friedkin (tel French Connection, 1971) : habile mais trop carré, efficace mais peu subtil, cantonné à un premier degré aussi fascinant que limité. En particulier, la bêtise humaine n’a pas ici la même intensité sidérante et poétique que chez les frères Coen. Avec leurs figures minérales, loin de fantoches éructants sur une scène de théâtre, Fargo et The Barber : l’homme qui n’était pas là (2001) distillaient plus de vertige, se déployaient en spirale, non en ligne droite, et une certaine mélancolie les nimbait, ainsi qu’un humour teinté d’ironie, tour à tour sarcastique et attendri. C’est sans doute ce pétillement triste qui manque à Killer Joe, lequel n’en reste pas moins un film à sa manière jouissif. Il serait dommage de s’en priver.
 

Titre original : Killer Joe

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Durée : 102 mn


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