Isadora (The Loves of Isadora, Karel Reisz, 1968)

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Film oublié, quasi inconnu du grand public, « Isadora » vaut pourtant pour son évocation fantasque de la prêtresse de la danse moderne, et une partition éblouissante de Vanessa Redgrave.

Curieux film que cet Isadora, mélange de téléfilm romanesque de l’après-midi, grande oeuvre torturée sous psychotropes et hommage timide à l’une des plus importantes danseuses de tous les temps. Singulier aussi que son réalisateur, Karel Reisz, un amoureux du réalisme, ait choisi de peindre le portrait d’une artiste fantaisiste et plutôt en dehors des réalités. Singulier mais finalement logique, puisque l’auteur de Morgan avait pour but avoué de casser les conventions, et rompre avec un certain académisme du cinéma britannique. Il en va de même d’Isadora, film anti-conventionnel au traitement audacieux, qui ne révolutionne ni le biopic ni le cinéma mais se met au service total du personnage qu’il dépeint.

Isadora, c’est donc Isadora Duncan, celle par qui la danse moderne et contemporaine est née. La danseuse aux pieds nus, qui se rêvait en renouveau du modèle des figures antiques grecques et n’était vêtue que de légers voiles. La femme de tête, furieusement libre, qui dansait partout et tout le temps, pour qui "danser, c’est vivre". Celle qui tombait amoureuse aussi vite qu’une Bugatti file dans la nuit ; celle qui aimait les drapés et les foulards et mourut étranglée par l’un d’eux, pris dans les roues de ladite Bugatti.
Isadora s’attache surtout à montrer une femme multiple. Isadora danseuse, Isadora mère, Isadora féministe, Isadora sympathisante communiste : toutes ses facettes se retrouvent dans le film, sorte de patchwork habile mais parfois fourre-tout de ce qu’a pu être Duncan.
 

Difficile aujourd’hui de voir le film de Reisz à la lumière de ce qu’il était à l’origine : une œuvre-fleuve de près de trois heures, apparemment plus bordélique, plus jusqu’au-boutiste encore. Le major Universal précipite sa sortie fin décembre 1968, dans une seule salle de Los Angeles, pour qu’il puisse concourir aux Oscars cette année-là. Vanessa Redgrave sera bien nommée à la statuette (elle perd face à Barbra Streisand et Katherine Hepburn), mais pas avant que le Los Angeles Time n’ait eu le temps de torpiller le film, incompris à sa sortie. Paniqué, le studio le ramène sur le banc de montage, l’ampute de quarante bonnes minutes, avant de le ressortir le 27 avril 1969 dans une nouvelle version, plus édulcorée (quelques scènes de nu trop explicites passent à la trappe) et sous un nouveau titre. C’est ainsi que The loves of Isadora Duncan, nom plus générique et aux accents de produit télé, tombe presque immédiatement dans l’oubli. Malgré tout, Universal donne la permission à Reisz d’emmener son film au festival de Cannes 1969, d’où Redgrave repartira auréolée du prix de la meilleure actrice. Dans les années 1990, Isadora fait un dernier tour de piste en director’s cut, directement exploité en VHS. Puis se fait à nouveau oublier. Voilà pour la petite histoire d’un film un peu maudit, presque saboté avant d’être né.

Une dizaine d’années avant Isadora, Karel Reisz fonde, avec Lindsay Anderson et Tony Richardson, le mouvement de film documentaire Free Cinema, dont le but était de s’ancrer dans la réalité des situations dépeintes, rompant ainsi avec la tradition conventionnelle du cinéma anglais des années 1950. A propos de ce courant, il déclare : « Nous travaillons hors du cadre habituel de l’industrie et nous avons en commun des préoccupations sociales que nous tentons d’exprimer dans nos films. » C’est ainsi que naissent Momma Don’t Allow (1955), consacré au goût de la musique jazz dans certains milieux ouvriers, Samedi soir, dimanche matin (1961), sur l’ennui du dimanche après-midi dans les quartiers ouvriers (encore), et surtout Morgan (1966), qui évoque de manière humoristique un cas de folie inspiré par King Kong, au cours d’un divorce qui tourne mal. Vanessa Redgrave y tient déjà le rôle principal féminin, et remporte son premier prix d’interprétation au Festival de Cannes et une nomination à l’Oscar, devenant du même coup une star internationale.

Isadora vient donc rompre un cycle social et ouvrier entamé depuis quelques années par Karel Reisz. Pour autant, il diffère par bien des aspects d’un certain nombre d’autres biopics, souvent plus pompiers, à la ligne très claire et à la chronologie précisément respectée. Pas question pour Reisz de suivre un schéma préfabriqué : il jette dans Isadora tout ce qui le passionne chez Duncan, et particulièrement dans son autobiographie de 1928, Ma vie, dont le film est tiré. Ce qui marque le plus, c’est à quel point le réalisateur s’intéresse davantage à la femme qu’à l’artiste, là où un biopic tend d’habitude à souligner l’apport culturel de son personnage central. Reisz, lui, fait alterner scènes dans le présent et flash-backs à un rythme effréné, parfois confus, qui a le mérite de bien transmettre le tourbillon certain qu’était la vie d’Isadora Duncan, mais qui peut prendre des allures de trip illuminé à qui ne connaîtrait rien à l’histoire de la chorégraphe. A l’inverse, facile pour le spectateur familier du travail de la danseuse et du langage chorégraphique en général de trouver le film trop oublieux de l’héritage laissé par la prêtresse de la danse contemporaine.

C’est paradoxalement cela qui distingue Isadora du tout-venant du biopic. Car s’il s’agit moins pour Karel Reisz de rendre hommage au génie de la danseuse (il le fait néanmoins, grâce à des extraits de spectacles qu’il laisse durer), c’est pour mieux observer les failles d’une femme qui n’a eu de cesse de poursuivre un idéal, atteignable seulement à moitié, de liberté absolue. En ce sens, le réalisateur britannique rejoint un peu ses motivations premières : il scrute au plus près les éruptions de colère de la Duncan, l’accompagne dans des éclats de joie incontrôlables, la regarde perdre pied, se reprendre, s’effondrer à nouveau. Il faut la voir réclamer un pianiste particulier, avant de le cacher derrière un paravent quand il joue parce qu’elle le trouve "répugnant", puis de se jeter à son cou quelques semaines plus tard : "Vous êtes si beau, je ne vous avais jamais regardé". Ces histoires d’amour impétueuses, Isadora Duncan en a eu beaucoup, certaines avec des femmes. Cet aspect, le film l’élude presque entièrement (la faute aux coupes du studio?), si ce n’est par le personnage de Mary, qui accompagne Isadora dans la dernière partie de sa vie, soumise à ses moindres desiderata tandis que la danseuse est recluse à Nice, occupée à écrire ses mémoires. Elle n’y arrive pas, voudrait faire "de grandes phrases" mais tout ce qui sort est "mièvre".

Ces contradictions, cette quête de sublime et de perfection doublée par une vraie connaissance d’Isadora de ses propres limites, Reisz les explore à merveille. Mais c’est surtout grâce à son actrice que le film tient vraiment la route. Vanessa Redgrave est, il faut le dire, extraordinaire en Isadora. On le sait, c’est admis depuis longtemps, c’est une grande actrice. Mais difficile de voir qui d’autre aurait aussi aisément pu donner corps à Isadora Duncan. La performance de Redgrave, car c’en est une (elle aurait passé six mois à préparer le rôle, à répéter les mouvements) est à la hauteur de l’immense danseuse qu’a été Duncan ; certes rôle à Oscar, mais ne transpirant jamais l’Actor’s Studio. Particulièrement magnifique en Isadora vieillissante, elle parvient même à adopter l’accent américain sans ne jamais sombrer dans la caricature. Ne serait-ce que pour elle, et pour l’entendre dire, dédaigneuse : "Le jazz, c’est l’Amérique qui se moque d’Isadora Duncan", Isadora est à découvrir.

Titre original : The Loves of Isadora

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Durée : 168 mn


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