Interview de Jia Zhangke, le contestataire formel

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Après « Still Life » et « 24 City », le prolifique réalisateur chinois continue d’explorer les mutations industrielles et culturelles de la Chine. Avec « I wish I knew », il ausculte les successives métamorphoses de Shanghai. Rencontre avec Jia Zhangke, quelques heures avant son vol de retour.

I wish I knew prolonge une démarche entamée avec vos films précédents : enregistrer les mutations de la Chine contemporaine…

Depuis mes premiers films, je m’attache en effet à enregistrer les transformations de la Chine à différentes époques de la société. Chacun était basé sur une période différente de l’histoire contemporaine du pays. A partir de 24 City, j’ai eu à coeur parler d’un moment important de l’histoire : celui du passage à l’économie planifiée, à l’économie de marché. Pour moi, une date clé est celle de la création du parti communiste en Chine en 1921, parce qu’elle marque le moment où le pouvoir en place a commencé à s’approprier et à réécrire l’histoire avec un grand H. À partir du début des années 1990, je me suis rendu compte avec effroi que celle-ci était réécrite de manière subjective, que tout était falsifié et caché à la population. Cela a d’autant plus renforcé mon désir de faire des films sur l’histoire. En tentant de filmer celle de mon pays, il m’est apparu à quel point la ville de Shanghai était primordiale. Avant 1949 déjà, elle était un pôle politique et culturel d’envergure.

Le film s’ouvre sur une jetée jonchée de débris dans le port de Shanghai. La ville a-t-elle pour vous cet aspect chaotique ?

Shanghai donne toujours l’impression de s’élever au milieu de ruines, à cause des bouleversements successifs qu’elle connaît. Autrefois, c’était les guerres ; aujourd’hui, le bouleversement est industriel. Mais à chaque fois, c’est un événement extérieur qui vient avoir une influence sur la destinée de l’individu. En ce moment, on construit inlassablement, et Shanghai est vouée à devenir le centre financier le plus important du monde. Le problème, c’est que cette transformation ne s’opère pas de manière naturelle, mais choisie et orchestrée, ce qui induit des bouleversements beaucoup plus intenses. L’individu se retrouve ainsi pris dans le feu de ces changements violents et rapides.

Vous vous intéressiez à la frange pauvre de la population dans vos précédents films. Ici, il semble que vous ayez filmé des personnes un peu plus aisées…

Pour I wish I knew, je cherchais des témoins de la ville, et il est vrai que ceux dont les destinées avaient été transformées de la manière la plus radicale étaient les riches, les hommes d’influence, ou ceux qui avaient un nom – les artistes par exemple. Il s’est trouvé que c’étaient eux qui mettaient le plus en évidence à quel point les transformations de la ville influençaient les individus. Mais je n’ai jamais voulu mettre de côté la population moins fortunée : dans ce film, ils sont plus présents dans les plans que je fais de la ville, au détour des rues, dans un café… Je trouverais dommage d’opposer ceux qui ont la parole dans mon film et ceux qui ne l’ont pas, alors qu’il y a toujours eu pour moi une interaction très importante entre les deux. D’ailleurs, mon actrice récurrente, Tao Zhao, apparaît dans plusieurs plans pour représenter tous ceux qui ont peu la parole, et qui pourtant ont laissé et continuent de laisser une empreinte indélébile à la ville.

Vous continuez de mélanger réalisme forcené, propre au documentaire, et grande puissance formelle, avec des plans longs, des travellings… L’un ne va pas sans l’autre ?

Il est vrai que le rapport entre les deux est primordial pour moi, car il s’agit de trouver le moyen qui correspondra le mieux pour exprimer mon rapport à la réalité. Je suis face à l’histoire, mais en tant que réalisateur et pas en tant qu’historien. Ce qui me différencie d’un historien, c’est forcément l’esthétique, le procédé artistique. C’est pourquoi je suis à la recherche de la forme visuelle qui me permettra de rendre compte, malgré tout, du monde qui m’entoure tout en étant la plus belle possible.

I wish I knew est un film qui regarde le passé mais est tout entier tourné vers le futur. Vous finissez sur le point de vue d’un jeune écrivain. Pensez-vous que le futur puise forcément dans le passé, et que la jeunesse chinoise, que l’on trouvait au centre de vos premiers films, soit l’avenir du pays ?

Si I wish I knew donne peu la chance aux jeunes de s’exprimer, il s’adresse avant tout aux jeunes. On en revient toujours au fait que l’histoire, dans un pays comme le nôtre, est réécrite et modifiée, et les jeunes tendent à faire plus confiance à la version donnée par le pouvoir en place qu’aux histoires personnelles. Du coup, cela crée une impossibilité de dialogue entre les gens, notamment par rapport à la démocratie. Quel que soit le pays dans le monde, nous sommes tous obligés de nous confronter à notre propre passé, et ce qui fait peur, c’est de voir réapparaître les moments douloureux à l’identique. En Chine, nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle révolution culturelle, et il faut que les gens puissent dialoguer et réfléchir sur et à leur propre histoire.

 

Vos films étaient interdits sur le territoire chinois jusqu’à The World. Depuis, ils sont librement distribués. Observez-vous une évolution dans le bon sens ?

Oui, de manière générale, la Chine est dans un processus qui va vers plus de liberté, d’ouverture. Mais on observe encore beaucoup d’aller-retours, de reculs. J’essaye de contrer cela en entretenant, comme mes contemporains, un lien très proche avec l’environnement politique. Le pouvoir exerce toujours une grande influence sur l’individu, et par nos films, nous tentons d’engager un dialogue de ce point de vue-là. Nous essayons de former une entité culturelle qui pour moi est nécessaire si on veut qu’un jour la sphère politique évolue elle aussi.

Le Lion d’or pour Still Life a-t-il joué favorablement d’un point de vue de votre liberté ?

Les prix en festivals, s’ils ne changent pas de manière radicale ma manière personnelle de faire du cinéma, ont induit deux changements importants : d’une part, plus d’investisseurs sont aujourd’hui prêts à financer mes films, et j’attire désormais plus l’attention des médias ! Mais le plus important pour moi est de rester concentré sur mon travail et à ce niveau-là, je n’ai pas changé ! Ceci dit, il est vrai que j’attise moins les foudres de la censure, que je peux la contourner plus facilement, et cela n’est pas négligeable.

Vous sentez-vous proche de la fonction de chef de file de la 6e génération des réalisateurs chinois dont on essaye parfois de vous affubler?

En ce qui concerne la supposée fonction que je tiens au sein du cinéma chinois, je n’y accorde pas trop d’importance ; c’est un « rôle » contre lequel j’essaye d’ailleurs de lutter, et je ne me sens investi d’aucune mission, d’aucun devoir. Si l’on s’enferme dans un rôle, on se restreint forcément dans sa création. Je suis tout à fait d’accord, en revanche, pour dire que nous sommes toute une génération de cinéastes à être sur la même longueur d’onde, et que nous perpétuons un travail de cinéma comme objet artistique, dans lequel nous nous retrouvons et sur lequel nous dialoguons énormément.

On dit que La Terre jaune de Chen Kaige vous a donné envie de faire du cinéma…

La Terre jaune fut un choc et un bouleversement, c’est vrai. J’avais d’abord étudié la peinture pour pouvoir accéder à l’université, puis été publié en tant qu’écrivain mais je n’étais pas satisfait, je ne me reconnaissais pas dans ce mode d’expression. Avec La Terre Jaune, j’ai instantanément compris que le cinéma serait pour moi le meilleur moyen de faire entendre ma voix. Ensuite, les premiers films de Wong Kar Wai, par exemple, ont été assez déterminants dans l’amour que j’ai du cinéma. Ceux d’Hou Hsia Hsien, aussi, en particulier Les Fleurs de Shanghai, l’oeuvre la plus juste et la plus révélatrice sur le Shanghai de la fin du XIXè siècle. Il intervient d’ailleurs pour cette raison dans I wish I knew.

Des projets pour la suite ?

Après un film historique sur le Shanghai du début des années 1900, je tourne actuellement un film d’arts martiaux. Je ne peux pas tellement en dire plus pour l’instant.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Viaud en décembre 2010 à Paris

 


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