Interview de Nuri Bilge Ceylan

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A l’occasion de la sortie des « Trois Singes », rencontre avec le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan.

Mardi 9 décembre 2008.
Traduit du turc par Karem Ayan

Il se met à neiger sur Saint-Michel lorsque j’arrive au rendez-vous. Moment magique et poétique s’il en est, l’instant rappelle à moi le troisième acte des Climats (2006), lorsque le personnage principal, joué par Ceylan lui-même (prononcez Jélan), vient retrouver une dernière fois la femme qu’il aime : Rain and tears, All the same, chantaient les Aphrodite Childs dans Three Times de Hou Hsiao-Hsien, l’un des rares qu’admire encore Nuri Bilge Ceylan. C’est ce dernier que je dois rencontrer, et ça tombe plutôt bien, parce qu’il est l’un de mes réalisateurs préférés et que j’ai beaucoup de choses à lui demander…

« Les Trois Singes » semble beaucoup moins inspiré de votre propre vie que « Les Climats » : n’aviez-vous pas peur que cela influe sur le réalisme du film, d’un point de vue narratif ?

Pour moi, les deux films sont réalistes. En fait, cela dépend aussi de ce que perçoit le spectateur. Il peut sans doute plus facilement s’identifier à l’histoire des Climats. Alors que Les Trois Singes se passe dans un milieu totalement différent, peut-être moins familier pour le spectateur. Mais pour moi Les Climats n’était pas un film autobiographique. Les deux sont réalistes…

Pourquoi chercher à ce prix le réalisme ? Est-ce dû à votre questionnement sur l’âme, sur la psyché humaine ?

Je suis curieux. J’essaie de comprendre les choses, tout ce qui m’étonne, m’interroge, et c’est pour cela que je fais du cinéma. Pour moi, faire du cinéma n’est pas quelque chose de léger, ce n’est pas un jeu.

 

Mais vous pourriez interroger la réalité d’un point de vue totalement différent, de manière surréaliste, expressionniste ou autre… Le réalisme est-il votre mode d’expression propre ?

C’est plus la façon dont j’arrive à faire du cinéma qu’autre chose. C’est ainsi que je sais m’exprimer.

Votre recherche se porte sur notre intériorité, sur ce qu’il se passe dans notre esprit, c’est une quête intérieure, et pourtant vous insistez beaucoup dans vos films sur le côté matériel et physique des choses – les corps, la nature, le climat. Cela ne vous parait-il pas contradictoire ?

Non, je ne trouve pas cela contradictoire, parce que je pense que tout est lié. J’essaie de mettre dans mes films tous les éléments qui ont une influence sur moi. Par exemple, je sais que mon tempérament est différent en fonction du temps, si le ciel est nuageux ou ensoleillé. La vie de l’esprit est liée à ce qui nous entoure, à notre corps, au monde.

Quelle marge de manœuvre vous donnez-vous sur les tournages ? Improvisez-vous beaucoup par rapport au scénario ?

Je ne reste pas lié au scénario. J’ai la trame, au tout début, je sais ce que je vais faire, mais les choses bougent pendant tout le tournage. Le processus de création se poursuit par rapport aux lieux, aux comédiens, à des états d’âme, d’humeur, même, donc, effectivement, ça change pendant tout le tournage. Mais plus le scénario est développé, plus il est complet, mieux : c’est parce qu’il est ensuite plus facile d’improviser. Il faut que le scénario soit écrit et bien structuré pour que je me sente en sécurité.

 

  

Pourquoi la photographie des « Trois Singes » est-elle si stylisée par rapport à celle des « Climats » ? L’image des « Climats » était très proche de notre réalité, alors que celle des « Trois Singes » semble presque renvoyer à un monde parallèle au nôtre…

C’est le style, les couleurs et les tons que je désirais pour raconter l’histoire de cette famille. Egalement, relativement à mon travail de réalisateur, je me cherche, j’essaie, j’expérimente différentes choses. Je réfléchis aux différentes façons de changer l’image, de la sophistiquer. Prenez Picasso, par exemple : selon ses périodes, il a complètement changé de style ! Je suis en pleine recherche.

Styliser les « Trois Singes » n’était-il pas un moyen de rester en contact avec notre réalité tout en mettant le spectateur à distance, en l’avertissant, en quelque sorte, du genre : “je sais que ce n’est pas la réalité, mais ça s’en rapproche – la recréer est impossible, alors voici ce que je vous propose” ?

Oui, effectivement, ce n’est pas parce que l’image se rapproche de la réalité que le film est plus réaliste. On peut créer une sensation de réalité en fabriquant une image totalement surréaliste, par exemple. Moi, ce que je voulais, c’était isoler cette famille et créer un monde spécialement pour eux. Je voulais vraiment les isoler au milieu de la ville. C’est d’ailleurs pour cette raison que dans le film on ne voit que leurs visages, avec celui du politicien – tous ceux avec qui ils interagissent, nous ne les voyons pas. Nous n’avons accès qu’à des silhouettes, des ombres.

En général, les réalisateurs qui veulent se rapprocher de la réalité vont tourner sur le vif, en caméra portée, en improvisant beaucoup, et sans retoucher le son ou l’image de leurs films autant que vous…

Je ne suis pas contre, mais je trouve que ce système est un peu trop forcé pour raconter la réalité. Je suis plus dans l’épure et le calme. Je préfère une manière de filmer plus posée.

 

  

Combien de temps avez-vous travaillé sur la post-production des « Trois Singes » ?

Nous avons tourné en deux mois et demi. Il y a eu deux mois et demi de montage, trois semaines d’étalonnage, et six semaines pour le son.

Et pour « Les Climats » ?

Pour Les Climats, le montage a duré six mois. Pour les Trois Singes, nous avons travaillé beaucoup plus rapidement, afin que le film soit prêt pour le festival de Cannes.

Comment parvenez-vous à un tel niveau d’authenticité ?

J’écoute mon instinct. Cela ne s’explique pas.

Pour vous, quelle est la fonction de l’art ?

Je ne suis pas certain d’avoir raison, mais je pense que l’art, aujourd’hui, doit prendre la place de la religion. Il faut qu’il apprenne aux gens comment vivre, comment se connaître. Il doit aider à changer ou à prendre de grandes décisions. L’art a un pouvoir au-delà de cela, bien sûr, mais dans l’état actuel des choses, ce vide que l’on ressent à travers le monde, je pense que l’art a une grande place et qu’il faut qu’il nous aide à nous rapprocher, à faire connaissance.

 

Quels sont les réalisateurs qui vous ont inspiré ?

Principalement Bresson et Ozu.

Quels sont ceux qui vous inspirent aujourd’hui ?

Jia Zhang-Ke, Hou Hsiao-Hsien, Abbas Kiarostami… Et bien d’autres !

Titre original : Uç Maymun

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Genre :

Durée : 109 mn


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