Infidèlement vôtre (Unfaithfully Yours, 1948)

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« Infidèlement vôtre », une comédie éclectique.

Du rire aux larmes

Prenez une bonne comédie de mœurs, ajoutez un soupçon de suspense, une pincée de gags burlesques et une tranche d’humour noir. Et vous obtenez une screwball comedy. Un sous-genre du cinéma hollywoodien propre à la Grande Dépression des années 1930-40. Comme le définit Andrew Bergman, dans sa thèse sur les films de cette période : « Il y avait un lancer au base-ball dans les années 30 appelé un "screwball", performé par un lanceur appelé Karl Hubbell. C’était un lancer avec une rotation particulière qui allait dans différentes directions et empruntait des chemins inattendus… La screwball comedy n’était pas conventionnelle » (1)… Une sorte de Feydeau cinématographique. Une comédie de mœurs alliant diverses situations de vaudeville, cocasses et incongrues. Caractérisée par la quasi-absence de pré-récit, l’histoire débute dès les premières minutes du film, les caractères des personnages principaux étant dressés très rapidement.

Ici, dès le début, se dessine au sein de l’intrigue le contraste caricatural entre les deux couples. Avec d’un côté l’audacieuse passion des époux De Carter, et de l’autre la monotonie des relations entre la sœur de Daphné, Barbara (Barbara Lawrence) et August Henshler (Rudy Valee), illustrée par une réplique de Barbara à son mari : « Tu vois, il y a des hommes qui vous font naturellement penser à du champagne brut. Et d’autres plutôt à du jus de pruneaux ». Première scène de Infidèlement vôtre : le retour en ville de Sir Alfred De Carter (Rex Harrison), chef d’orchestre adulé, qui vit une passion avec sa jeune et jolie femme, Daphné (Linda Darnell). Le contexte ? À quelques heures d’un concert important, il apprend que son beau-frère a engagé un détective privé pendant son absence afin de veiller à la fidélité de cette dernière. Vexé, il s’en prend au détective qui va lui apprendre contre sa volonté que Daphné s’est rendue chez son secrétaire en nuisette. Il va devenir malgré lui fou de jalousie. Parce que ce qui définit en premier lieu le personnage est sa passion pour sa femme. Rien d’autre ne compte vraiment pour lui, tout le reste n’étant que désinvolture.

De la fantaisie aux rêves

Tourmenté par ses doutes, l’imagination d’Alfred va le hanter pendant toute la durée du concert, insinuant des rêves de revanche. Jamais le chef d’orchestre n’a semblé aussi habité par sa partition, chaque œuvre donnant couleur et rythme à ses fantasmes. Car ici, la musique fait partie intégrante de la dramaturgie du film, elle prend part à l’intrigue au même titre que les personnages principaux. Les actes d’Alfred sont régulés par le rythme de la musique, presque comme dans un clip. La légèreté de l’ouverture de Sémiramide (1823) de Rossini définit l’acte jouissif et libératoire de l’assassinat de Daphné, la noirceur de La Marche de Tannhauser (1845) de Wagner celui du sacrifice du pardon, et la tristesse poétique du Francesca da Rimini (1877) de Tchaïkovski, le suicide à la roulette russe. Mais comment penser que Rossini puisse donner envie de tuer ? C’est là que Preston Sturges réussit l’impossible : convaincre de l’évidence de son choix. Il indique adroitement l’idée, reprise dans une des répliques du film, que la musique classique provoque en nous des émotions inconscientes et irrépressibles. Des émotions qui dictent le fil de ses rêveries, de plus en plus sombres et destructrices, alors qu’à la fin du premier morceau l’on retrouve encore des éléments de gags burlesques : assises au premier balcon, Daphné et sa sœur laissent malencontreusement tomber du rouge à lèvres, de la poudre et des binocles sur la tête d’une mondaine contrariée ; ou encore les pitreries du duo comique formé par les deux détectives endimanchés. L’atmosphère du film s’assombrit, doucement mais sûrement, au gré des idées noires du chef d’orchestre. Contrariés par ses proches entre chaque morceau, les éléments de la dispute viennent alimenter les scénarios macabres de son imagination. Dans sa deuxième rêverie, il reprend les véritables paroles du détective, comme pour justifier son départ du triangle amoureux composé par sa femme, son secrétaire et lui. « La jeunesse s’accorde avec la jeunesse et la beauté avec la beauté. » Dans son troisième songe, il va s’inspirer de sa réelle dispute avec sa femme et son secrétaire, mais aussi de ses deux premiers rêves, pour un songe profondément cynique et calculé.

 

  
 

Retour au réel

Et inversement. Car ses fantasmes vont prendre peu à peu part à la réalité. En proie à ses doutes, maintenant alimentés par sa sombre imagination, Alfred clôt le concert en proie à une fièvre destructrice. De retour à la réalité, il va successivement tenter de mettre en œuvre ses scénarios macabres. Ses tentatives ratées donneront l’occasion d’un long plan-séquence burlesque et onirique, à la limite du cartoon sous anxiolytique, dont les objets, comme doués de vie, donnent du fil à retordre à ses plans assassins. Entre eux, une lutte à mort s’engage. Chaises en mousse, tapis espiègles et dictaphone reluctant engagent un dialogue de sourds. Parce que le réel est nettement moins prévisible que les rêves. Seule la musique demeure la même. Chaque tentative avortée de reconstitution est accompagnée par le morceau lié au rêve. Rossini rythme ses nombreuses chutes devant la haute armoire contenant le dictaphone. Wagner constate sa difficulté à trouver de l’encre pour remplir le chèque de divorce. Tchaïkovski souligne la naïveté de sa femme qui déclare avoir souvent joué à la roulette russe avec son père. Comme pour alimenter sa folie destructrice, des éléments oniriques vont s’insinuer dans sa réalité. « J’ai autant envie de danser que de me couper la gorge au rasoir. » Daphné fait une étrange allusion à son premier rêve, dans lequel il pense à l’égorger avec un rasoir aux empreintes de son secrétaire. « Je pourrais porter ma robe violette, celle avec des plumes sur les hanches ! ». En référence à la tenue qu’Alfred lui demande de porter dans son rêve. De curieuses coïncidences qui font douter sur l’apparente fantaisie de ses songes. Et s’ils étaient réels ?

 

  
 

Quand la fiction rejoint la réalité

1948. À Hollywood, l’un des derniers films de Preston Sturges, Infidèlement vôtre, est accueilli très froidement par le public. Un scandale a éclaté au moment de sa sortie. Une jeune actrice du film, maîtresse de l’interprète principal Rex Harrison, s’est suicidée lors du tournage. Le doute plane sur les circonstances de sa mort. Le suicide coïncidant ironiquement avec le sujet même du film : la préparation mentale du meurtre de la femme d’Harisson à l’écran (Linda Darnell.) À cette époque, la grande période du scénariste-réalisateur le mieux payé d’Hollywood est déjà derrière lui. Après ce film, produit par la Twentieth Century Fox suite à son départ de la Paramount, Preston Sturges ne tournera plus que deux films, aujourd’hui oubliés. Il disparaîtra de la mémoire trop sélective des cinéphiles. Mais avant tout, Preston Sturges est le premier scénariste hollywoodien à être passé à la réalisation. Une anecdote pas si anodine. Quand la plupart des réalisateurs se faisaient imposer des scenarii par les patrons de studio, Sturges lui, s’est toujours battu pour imposer des histoires qui convenaient à son style purement comique. Infidèlement vôtre en est un exemple comme les autres, et certainement pas le moins brillant.

(1) Andrew Bergman, We’re in the Money : Depression America and Its Films, Ivan R Dee, Inc, 1992, 223 pages.

Titre original : Unfaithfully Yours

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Durée : 105 mn


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