Devant la difficulté à prendre la mesure d’une carrière qui traverse quelques-unes des plus grandes décennies de l’histoire du cinéma, tentons pour tes 100 ans de te rendre hommage. L’occasion d’illustrer ton aura, qui continue après plus d’un demi-siècle d’irriguer le septième art et notre cinéphilie…
À l’image de ton visage anguleux à fossette, ta trajectoire spinescente tout en méandres escamote autant qu’elle dévoile. Né sous le nom d’Issur Daniélovitch Demsky l’année de sortie du film Intolérance (1916) de David Wark Griffith, tu choisis par la suite comme par défi de prôner tout au long de ta vie l’ouverture d’esprit et la défense de l’altérité. Descendant d’immigrants juifs ayant fui outre-Atlantique l’antisémitisme d’état de l’Empire russe, tu fis de Kirk Douglas – ton pseudonyme de comédien à l’université – ton véritable nom. Lutteur ostracisé par ses camarades de la faculté, tu t’introduisais alors doucement à Hollywood grâce au coup de pouce d’une certaine Betty Bacall. Dès L’Emprise du crime (Lewis Milestone, 1946), le moment était venu pour toi d’inoculer au vieillissant studio comme un vent de sédition. Si tu concèdes par l’entremise de cet habile subterfuge avoir progressivement dissimulé Izzy Demsky, petit garçon timide et apeuré, derrière la star de cinéma américain, quelque chose dans ton apparente force témoignait quelque part toujours d’une innocence.


Plutôt que de choisir une œuvre parmi les innombrables joyaux auxquels tu contribuas, optons non pas pour deux des plus beaux films mais pour deux des plus symboliques. 20 000 lieues sous les mers (1954) de Richard Fleischer – autre transformiste – d’une part, qui en plus de porter l’aventure au firmament du septième art (à l’instar de Les Vikings, 1958), donnait à voir ton avatar le plus sensible et le plus pugnace (Ned Stand le harponneur et sa marinière blanche et rouge), le tout magnifié en scope et Technicolor, sans compter l’étrange tendresse de Peter Lorre. Un film qui sans aucun doute aura charrié des générations d’enfants dans les mailles de la cinéphilie.

De l’autre, une œuvre certes moins réussie que le génial Van Gogh (1991) de Maurice Pialat, mais saisissante à plus d’un titre : La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (Vincente Minnelli, 1956), qui repose toute entière sur cette douce folie qui te poussa pratiquement jusqu’à la schizophrénie. Qu’importe enfin que tes velléités de réalisateur se soient chaque fois soldées par un cuisant échec – petite pensée néanmoins pour ton western La Brigade du Texas (1975), de loin le plus réussi – ou que tes nombreuses nominations à l’Oscar n’aient finalement rien donné sinon une statuette d’honneur en 1996. Car ton héritage dans le cinéma actuel reste sans limite – outre Michael Douglas, qui porte en lui un peu de cette délicatesse que tu étouffais jadis. Pour tout cela et pour bien plus encore, merci. Et joyeux anniversaire !
Alexandre Jourdain