Femmes du Caire

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Mariage vertigineux des puissances esthétiques et politiques du cinéma et de la télévision, « Femmes du Caire » est en même temps l’oeuvre de la digne succession de Yousry Nasrallah à Youssef Chahine au statut d’ambassadeur du cinéma égyptien.

Après la mort en août 2008 de Youssef Chahine, qui reste dans l’histoire de l’Egypte son plus illustre représentant à l’échelle mondiale, pouvait-on se poser cette question : quel avenir, au-delà de ses frontières, pour le cinéma égyptien ? C’était peut-être sans compter sur Yousry Nasrallah, autre cinéaste qui côtoya et assista longtemps le maître, partageant avec lui un art du « lyrisme-pragmatique », du « trucage-réaliste » révélateur d’un appétit monstre pour l’élaboration, mais surtout la mise en scène d’amples histoires de cinéma. Femmes du Caire nous arrive donc aujourd’hui comme le grand film qu’il est, en même temps que comme un puissant objet d’information, nécessaire à l’identification d’une vivacité politique et esthétique bien actuelles. Au moins autant que dans l’inoubliable Porte du Soleil, qui contribua ici à sa juste reconnaissance critique, ce dernier film brille par l’intelligence avec laquelle le cinéaste parvient à faire se côtoyer mais surtout se répondre différents aspects d’un même récit.

Hebba (incarnée par Mona Zakki, immense star du cinéma et de la télévision égyptienne, magnifique à tout point de vue) est au départ une jeune femme heureuse, animant une émission de télé quotidienne où elle ne se prive jamais de lancer quelques piques au gouvernement ; partageant surtout la vie de Karim (Hassan El Raddad), journaliste trentenaire en attente d’une promotion de taille : la direction de l’un des quotidiens les plus influents du pays. « Heureuse » n’est d’ailleurs pas le mot. Disons plutôt stable. Hebba est au départ de Femmes du Caire une citoyenne n’ayant à se soucier ni de sa situation amoureuse (belle étreinte avec son homme suite à un fitness matinal) ni de sa place dans la société (c’est à peu près l’équivalent d’une Evelyne Thomas période C’est mon choix, soit l’animatrice la plus en vogue du moment… la malice en plus).

                                                                                                      

Le film, d’abord un peu lisse, gagnera peu à peu en relief à partir du moment où Karim laissera clairement entendre à son épouse que sa réussite dépendra de la modération de ses invectives à l’encontre du gouvernement. Ou comment la préservation d’une stabilité de façade, celle du couple, de la sphère supposément « privée » se voit progressivement vampirisée par les composantes d’une image publique, d’une réputation. Tout Femmes du Caire travaillera dès lors à pointer du doigt (de manière volontairement très frontale) les répercussions du « patriarcat » étatique sur quelques destinées de femmes singulières. Hedda consentira pour le bien de son époux à taire un peu ses opinions et révoltes en détournant légèrement la ligne éditoriale de son émission. Dorénavant, la critique s’infiltrera dans les récits de femmes témoignant de la manière dont quelques hommes auront contribué à leur perte, leur humiliation, la mise à mal de leur propre corps autant que de celui de l’autre, de leur propre image autant que de celle de leurs proches.

Nasrallah gagne la partie par son choix périlleux mais largement efficient de donner à chaque récit toute la place qui lui est dû, d’accorder à chaque histoire le temps nécessaire à sa pleine réception. Chaque témoignage détourne alors le film de sa ligne inaugurale – celle des vacillements du couple Karim/Hedda – pour devenir à son tour la matière première de Femmes du Caire. Ainsi ne se rend-on compte de la « disparition » du cadre de la star du film qu’à l’instant où l’invitée achève son récit. Surtout, ces récits excèdent la question du témoignage par une faculté d’envoûtement inhérente à la seule fougue des personnages, au charme unique des acteurs. Femmes du Caire est un film dont la multiplicité, la variété des angles d’approche n’a d’égale que la parfaite absence d’explicitation de son dispositif. Tout est à prendre à la hauteur du seul défilement des scènes, de la durée interne de chaque plan, chaque séquence.

                                                                                                                 

C’est du paradoxe de cette homogénéité dans l’hétérogène qu’il tire au final toute sa force de frappe. La violence est omniprésente, le sang coule en abondance (il y a même quelque chose d’un peu trash, dans Femmes du Caire), et pourtant, ce qui perdure au sortir de ces sombres aventures, c’est l’impression d’une confiance rare en l’image, la communication. Au contraire de tant de fictions de dénonciation des médias comme vecteur d’une manipulation des masses, d’un assujettissement des classes populaires au bon vouloir d’une entité machiavélique (le Pouvoir), Femmes du Caire surprend et se distingue par sa foi en une certaine vertu de la télévision. Libre à chacun de se faire son opinion quant à la pertinence ou au caractère outrancier de la démonstration de cet authentique cinéaste qu’est en définitive Yousry Nasrallah. Reste qu’en l’état, par la force d’une mise en scène tenant sur l’alliage et l’hybridation des dispositifs télévisuel et cinématographique, le message d’Hedda et ses concitoyennes est reçu cinq sur cinq.

Titre original : Ehky ya schahrazad

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Durée : 135 mn


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