Fellini-Van Sant : Un trait d’union musical

Article écrit par

Quel rapport établir à première vue entre Federico Fellini et Gus Van Sant ? Hormis le goût que l´auteur de ces lignes nourrit à l´endroit de ces deux cinéastes, on aurait d´emblée l´impression que tout les éloigne : la génération, les origines géographiques et culturelles, l´univers mental et esthétique.

Pourtant, on a découvert avec surprise dans le film de Gus Van Sant, Paranoid Park, sorti en 2007, le retour régulier d’extraits musicaux composés par Nino Rota pour les films Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti, 1965) et Amarcord (1973). Quel sens donner à ce choix, qui peut paraître aussi surprenant que significatif ? Il est rare en effet qu’un cinéaste choisisse pour accompagnement musical la bande sonore d’un autre film, à moins qu’il ne s’agisse d’emprunt à un musicien classique (en l’occurrence tel concerto de Mozart ou telle sonate de Schubert ont été abondamment repris dans divers films ) ; même dans ces cas, il arrive qu’une musique soit tellement liée à l’univers visuel d’un film que la reprise en paraisse peu envisageable : pensons par exemple à l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler si intimement associé désormais pour tout cinéphile, à Mort à Venise de Luchino Visconti. A fortiori un univers musical aussi marqué que celui de Nino Rota, fonctionnant en parfaite osmose avec l’œuvre de Fellini, ne saurait être intégré à d’autres films qu’en tant que citation ou hommage délibéré. Sans doute doit-on concevoir ainsi le choix de Gus Van Sant, mais il paraît intéressant d’approfondir les raisons qui y ont présidé, de tenter de discerner les échos et les liens tissés entre les motifs d’œuvres cinématographiques en apparence si différentes.

C’est dès le générique de Paranoid Park que se fait entendre la musique de Nino Rota. Un plan fixe montre un pont suspendu qui mène à la ville de Portland où va se dérouler le film. Les couleurs dominantes sont vert, marron, gris bleuté, dans une atmosphère transparente où l’on voit les nuages défiler en accéléré dans le ciel, de même que la circulation des voitures sur le pont et le glissement de quelques bateaux au-dessous. L’ensemble crée une impression onirique qui fournit d’ores et déjà une possible clé d’interprétation pour le choix de la musique. En effet, le film Juliette des esprits évoque les moments de la vie d’une femme (interprétée par Giulietta Masina), aux prises avec des désirs, des rêveries, des angoisses, qui envahissent son esprit en se surimposant aux images de sa perception du monde extérieur. Paranoid Park se situerait donc dès cette ouverture dans une perspective où les images mentales vont interférer avec les perceptions de la réalité. Du reste, la bande musicale qui accompagne ces premières images, notes d’une mélodie légère et mystérieuse, se confond en grande partie avec celle du générique de Juliette des esprits, manière semble-t-il de placer le film sous l’influence directe du précédent. Il n’en demeure pas moins que les deux œuvres sont profondément dissemblables dans leurs thèmes et leur propos. Paranoïd Park est un film qui a pour principal personnage un adolescent des premières années du XXIeme siècle, confronté à une situation dramatique, qui creuse une faille dans le déroulement de la jeune vie sur laquelle il glisse de façon plus ou moins sinueuse, comme sur la planche de son skate-board. On est loin de l’univers conjugal mis en question, dans lequel se débat la Juliette du film de Fellini, si ce n’est que les deux personnages se retrouvent, en des contextes fort éloignés, dans une situation de crise. Un autre point commun apparaît cependant entre eux, dans le fait qu’ils semblent souvent en retrait du monde qui les entoure, sollicités par un univers intérieur surgissant sous forme de rêveries ou de hantises. A vrai dire, celles-ci se manifestent explicitement dans les images de Juliette des esprits, qui mêlent monde réel et visions mentales, les unes paraissant contaminées par les autres, alors que Paranoïd Park ne présente que des images censément réelles et objectives.

 

   

On remarque toutefois dans celui-ci des procédés cinématographiques, tels que le ralenti ou les prises de vue en super-8 (conférant à l’image un grain particulier, associé à un mouvement de balancement qui accompagne les scènes de skate filmées en caméra subjective), de même précisément qu’un usage particulier de la bande musicale, qui couvre parfois totalement le fond sonore des images, tout cela contribuant à créer un effet d’irréalité, de coupure par rapport à l’extériorité, comme si l’on entrait dans la conscience du jeune Alex (Gabe Nevins). En témoigne une scène où intervient pour la première fois depuis le générique la musique de Nino Rota lorsqu’Alex marche, perdu dans ses pensées, le long des couloirs de son lycée, avant d’être interpellé par sa petite amie Jennifer (Taylor Momsen). L’adolescent semble avancer dans une substance sonore rêveuse, puis se retourne vers la jeune fille dont on perçoit peu à peu la voix, alors que s’atténue la musique présente en fond sonore pendant les quelques échanges de paroles. La mélodie de Nino Rota resurgira dans plusieurs des scènes où figurent les personnages féminins, qu’il s’agisse de Jennifer ou de Macy (Lauren McKinney), amie et confidente d’Alex, ainsi que lors des déambulations solitaires du garçon. Elle signale pour celui-ci un retrait, une absorption en lui-même, qui n’exclut pas cependant un regard étonné sur le monde environnant, comme on le voit lorsqu’il se déplace dans une galerie marchande et se laisse porter sur un escalier mécanique en observant ce qui l’entoure. Elle est donc aussi associée, en quelque façon, à l’approche de la féminité, avec ses aspects attrayants et inquiétants, par le risque de captation qu’elle représente, en même temps que constitutive d’une dimension psychique de l’adolescent au visage androgyne, qui rappelle certains tableaux de la Renaissance italienne. Il n’est donc pas insignifiant que ce soit la musique de Juliette des esprits, film sur un univers féminin, ses réalités et ses fantasmagories, qui acquière une telle importance dans ce récit d’adolescence. On peut dire qu’elle opère à la fois en contrepoint et en contraste. Le critique Jean-Marc Lalanne écrivait dans Les Inrockuptibles, lors de la sortie du film : « Le souvenir de Fellini, indissociable des splendides mélodies de Rota, décale et déréalise les images en les confrontant à un autre imaginaire du cinéma ». Le décalage apparaît en particulier lors de la scène de rupture avec Jennifer, dont les paroles sont couvertes par une mélodie du film Amarcord cette fois, qui fonctionne à contre-emploi, puisqu’elle servait dans le film de Fellini à accompagner la scène où la Gradisca, jouée par Magali Noël, tente de séduire le prince descendu au Grand Hôtel.

 

   

On peut cependant relier Paranoid Park à Juliette des esprits à travers le double motif de la « hantise » et de la libération. En effet, de la même manière que le personnage de Juliette a l’esprit envahi d’obsessions, de fantasmes liés à des souvenirs d’enfance teintés de culpabilité, en l’occurrence instillée par l’éducation reçue, le jeune Alex est, lui, hanté par le souvenir réel d’une mort violente qu’il a involontairement provoquée lors d’une scène nocturne. Et, de même que la protagoniste fellinienne parvient à la fin du film à se délivrer de ses monstres intérieurs en les acceptant pour ce qu’ils sont, et en affirmant son autonomie intérieure face à l’image de la Mère toute-puissante, Alex évacue sa culpabilité, suivant le conseil de Macy, dans l’écriture des événements qu’il a vécus, puis brûle son texte dans un brasier purificateur. Chaque film constitue ainsi, d’une certaine façon, l’expression d’un itinéraire de purgation intérieure.

Dans la bande sonore de Paranoid Park, riche d’une grande diversité, mêlant jazz, country, classique, rap…, la musique de Nino Rota occupe une place privilégiée en inscrivant le film dans une ascendance cinématographique aussi improbable que féconde. Deux univers se rencontrent sans se heurter ; Gus Van Sant rend hommage à son illustre prédécesseur sans l’imiter le moins du monde, inscrivant en creux dans un film singulier et très personnel le rappel d’une œuvre aux inépuisables ressources imaginaires. Organiquement liée au premier film, la musique intervient dans le second non comme simple citation, mais en tant qu’élément signifiant qui participe à l’élaboration de la matière cinématographique.

 



Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi