Faust : retour critique

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Avec Faust, Sokourov explore autant les origines du mal qu´il porte à incandescence ses hantises de plasticien. Résultat : un film charnel et sidérant, scandé comme un cauchemar.

Le Faust de Sokourov débute sur le pénis tuméfié d’un cadavre et s’achève sur les jaillissements orgasmiques de geysers islandais. De l’abjecte nécrose à l’éjaculation minérale, comment le film parvient-il à joindre les deux bouts ? Question d’autant plus entêtante que Faust est un magma : au-delà du fil d’Ariane tissé par l’obsession érotique du savant, le film a de quoi égarer le spectateur par sa logorrhée philosophique, les comportements incongrus de ses personnages, son mélange déconcertant de solennel et de grotesque.

L’agonie d’un monde

D’un bout à l’autre, Faust exhale une odeur de mort et de putréfaction. La décomposition est affirmée comme le seul horizon de la vie – fatalité d’autant plus accablante que les hommes ont perdu toute croyance en une réalité spirituelle. Dès la première scène, l’éviscération d’un cadavre s’accompagne d’un discours déniant à chaque organe son statut de siège possible de l’âme. Les dialogues ratifient l’abolition de toute transcendance, la destitution de Dieu. Les hommes s’arrogent ses prérogatives, en premier lieu sa fonction de démiurge. D’où le pathétique homoncule créé par l’assistant de Faust. La caméra s’attarde, fascinée, sur la créature agonisante : l’avènement du prétendu surhomme laisse un arrière-goût étrange, mêlant mélancolie diffuse et horreur pure.

Au sein de ce XIXe siècle fantasmé, en passe de basculer irréversiblement dans la modernité, seul l’usurier diabolique continue d’avoir la foi. Ne l’affirmerait-il à plusieurs reprises, que son goût prononcé pour le blasphème témoignerait de la persistance d’un sens du sacré. Mais ce personnage étrange et grotesque finit enseveli sous les rochers : Faust le rejette en même temps qu’il tourne en dérision le pacte signé avec son sang. C’est qu’il n’y a guère d’enjeu à vendre son âme au diable dès lors qu’on ne croit pas en celle-ci. De là vient sans doute que le film traite si tardivement, et avec une désinvolture presque parodique cet évènement décisif dans le mythe classique de Faust.

Loin de Dieu, loin du diable, le Faust sokourovien devient donc libre de toute attache. L’ivresse mégalomane du savant déchu filant droit vers les lointains enneigés ne semble avoir d’autre issue qu’une irrémédiable solitude, en l’occurrence celle des tyrans du 20e siècle, comme le suggère l’inscription du film dans la tétralogie sokourovienne consacrée au pouvoir, ses stases et sa déchéance (Moloch, Taurus, Le Soleil). Toutefois, cette filiation s’avère problématique. Si elle n’était revendiquée avec emphase par le générique de fin, elle ne s’imposerait pas d’emblée, tant les trois précédents films déploient un rythme somnambulique, une ambiance sépulcrale, aux antipodes de la pulsation fiévreuse de Faust. Peut-être est-ce parce qu’au sein du monde confiné d’Hitler, Lénine et Hirohito, la mort a déjà accompli son œuvre. Dans Faust, les êtres continuent de se débattre, de palpiter – au diapason d’une caméra mobile et d’un montage syncopé. La mort rôde mais le glas n’a pas encore sonné. Exception notable : les vingt dernières minutes du film, marquant une bascule dans l’au-delà. Le fantasme érotique de Faust a été accompli, le monde s’est à la fois figé et métamorphosé. Des morts-vivants déambulent ici et là. Une guerre mystérieuse fait rage. Ceci est l’avenir, prétend le diable. Hallucinantes séquences, où culmine le pouvoir de sidération de Faust.

 


L’agonie de la chair

Le film est d’autant plus cauchemardesque qu’il prend d’entrée de jeu des allures d’anthologie de l’abjection organique : cadavres éviscérés, visages couperosés de lépreux, humanoïdes difformes aux regards noirs, corps livides croupissant sur les berges du Styx. Autant d’aberrations biologiques, culminant dans la chair tumescente de l’usurier et la masse mutante, spongieuse de l’homoncule. Le cosmos lui-même semble participer à ce pourrissement universel ; les comètes ne sont rien d’autre que des pets du ciel, éructe l’aubergiste à l’issue d’une discussion avec Faust. Aux antipodes de cette dégénérescence irradie la chair de Marguerite. Son corps lisse, une fois dévoilé, apparaît infini comme un paysage, riche de courbures, de vallons, de forêts sombres – la plus touffue étant celle de son sexe, où Faust plonge un visage hagard avant de rejoindre le monde des morts. Comme s’il s’agissait, par la plongée dans les eaux froides du désir, de dire adieu à la vie en consumant le principal, voire le seul attrait qui lui restait.

Il ne semble donc pas y avoir la moindre issue à la damnation. Au point que l’obsédante décrépitude contamine l’objet cinématographique lui-même : ce film hanté par la chair humaine inflige un traitement singulier, presque choquant à la chair filmique. Le montage haché, d’une nervosité inhabituelle chez Sokourov, brise la continuité de certains mouvements, va parfois jusqu’à brouiller les repères spatiaux, nous perdant dans une topographie incertaine. Quant à la photographie, troublante d’hyper netteté grâce au numérique, elle déploie une palette de gris, de verts et d’ocres évoquant tour à tour un état inquiétant de décomposition, la teinte bilieuse d’une peau malade ou des sécrétions de matière fécale. Au sein de ce cloaque, jamais de franc soleil. La lumière paraît voilée, si bien qu’on se croirait souvent au fond de l’eau. Or, il arrive que les ondulations parcourant l’image donnent lieu à des anamorphoses saisissantes. Ainsi, lors de l’unique passage de Marguerite chez Faust, le visage de la jeune femme se distord dans une lueur dorée jusqu’à faire songer à l’homoncule vu quelques minutes plus tôt. Comme si Marguerite était une création du cinéaste Sokourov au même titre que l’homoncule est une création du savant Wagner. L’artiste également est un démiurge. Et sa créature – c’est-à-dire le film – a beau être monstrueuse, voire agonisante, elle est vivante elle aussi. Au risque de la difformité, mais parfois jusqu’à la magnificence, sa chair visuelle est malaxée en tous sens par Sokourov, expérimentateur compulsif, peut-être hanté dans son travail de plasticien par le même orgueil funeste que Wagner, voire que Faust ; à ceci près que la destruction opérée par ces derniers serait convertie par le réalisateur en pure énergie démiurgique, celle qui permet au film, avec sa monstruosité, d’exister avec une telle incandescence.

 


Un opéra amoral et cathartique

Or, Sokourov s’avère aussi attentif à l’aspect musical que plastique de son film. Au diapason de l’image, la bande-son est foisonnante, parfois presque agressive. Bruitages, râles, murmures, intonations opératiques de la langue allemande composent un véritable paysage sonore, où se fond la musique d’Andreï Sigle. Presque continue, celle-ci donne l’impression de se débattre en vain à l’intérieur de chaque plan, le gonflant sans jamais le faire exploser – comme si les flots mélodiques se nourrissaient d’une énergie souterraine et réprimée. Ce long réfrènement se conclut par une libération cathartique lors du générique de fin : une musique orchestrale prend possession de l’espace, affirmant sa souveraineté avec une verve explosive surprenante, voire déplacée tant elle contraste avec la tonalité lugubre du film et les accablantes conséquences de l’affranchissement final de Faust.

Par-delà le bien et le mal, c’est donc la pure jouissance créatrice et amorale de l’artiste qui semble avoir le dernier mot. Voilà qui rappelle une des premières répliques de l’usurier, affirmant que, de nos jours, la vie et la mort sont dépréciées, seuls l’art, le temps conservant de la valeur. Paroles qu’on croirait de Sokourov lui-même. Plus qu’un quelconque discours philosophique, le délire plastique et sexuel volontiers transgressif de la mise en scène s’avère le fil directeur du film, le seul trait d’union entre le désarroi initial et l’hubris final du personnage. Faust opère ainsi une confusion vertigineuse des repères, confusion qui semble viser ce point mystérieux de l’esprit, célébré jadis par les surréalistes, où le rêve et la réalité, le beau et le laid, l’avenir et le passé, la vie et la mort, ne sont plus perçus contradictoirement mais comme les facettes d’une même réalité impénétrable. C’est en accédant, même par intermittences, à un tel ébranlement perceptif et moral que Faust assoit véritablement sa grandeur.

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Titre original : Faust

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Durée : 134 min mn


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