Essential Killing

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Entre action et contemplation, le nouveau film du maître polonais se lance un courageux défi : exister par et pour lui-même, presque à l’abri de tout le reste.

Essential Killing fait très fort. Mais moins par sa maîtrise sans faille des codes du cinéma d’action standard (s’il faut absolument l’apparenter à un genre, ce serait celui du survival, accompagnant comme son nom l’indique un personnage au plus près de son instinct de survie) que par l’exploit de faire de l’action étrangement moins qu’elle même. Poursuivant Mohammed (Vincent Gallo, à sa hauteur), un taliban échappant à l’armée américaine dans sa fuite dans le désert polonais, Skolimowski s’affirme surtout plus que jamais en cinéaste de la constance, davantage soucieux d’accompagner un corps, une entité dans ses divers états, ses modulations que de prendre quelque évènement pour acquis. La doctrine de ce dernier film ? Celle, voisine du jeu vidéo, de la traversée d’un cadre, d’un espace prédéfini, de la mise à profit par un personnage-vecteur de pure action du moindre signe croisant sa route. À l’aventure strictement physique (une scène d’interrogatoire par l’armée américaine en début de film donnera très vite le ton : toute velléité de négociation est ici peine perdue) d’un corps blessé, résistant, répond moins la fusion avec une caméra arnachée qu’une nature simplement présente, disponible, prête à accueillir dernier souffle comme rebond.
 

 

Essential Killing se distingue alors par ce paradoxe esthétique contribuant à conférer à sa trame des plus minimalistes (quelques jours de la vie d’un pourchassé) une bénéfique épaisseur matérielle. Cinéma d’action ne voudrait pas dire pour Jerzy Skolimowski jouissance du spectacle d’une surhumanité au travail, mais promesse incessante d’évanouissement de l’Homme dans les bras de mère Nature (les dernières images n’exposent pas d’autre alternative). Mohammed fuit pour sa survie, certes, mais ne semble pas tellement souffrir. Il s’avère un redoutable prédateur, tuant avec grande furie toute personne ou presque croisant son chemin, interdisant toute empathie ; mais cette bestialité invite moins au seul diagnostic d’une monstruosité qu’à une singulière cohabitation. Comment suivre jusqu’au bout un personnage opaque, investi d’une autre mission que celle de trouver un allié est quelque part le défi profond du film. Défi de spectateur, mais surtout de cinéaste, Skolimowski se devant de tenir tout du long une commune mesure de distance (accorder à une figure mouvante l’espace nécessaire à son élan) et de proximité (ne pas surplomber cette figure, rester à sa disposition plutôt qu’observer froidement un sort connu d’avance).

Autant que le principe esthétique d’un film, importe d’évaluer sa fidélité à une annonce initiale, celle de son titre. Traduisible littéralement par « meurtre vital », Essential Killing serait à prendre a priori comme une fiction originelle, l’histoire d’un homme dont les actes seraient à appréhender à la fois dans leur nudité, leur sourde violence, et dans leur caractère foncièrement logique. Rien de ce que fait Mohammed ne suffirait à voir en lui un meurtrier, un terroriste, un islamiste, qu’importe le qualificatif, la moindre de ses entreprises ne pouvant, le titre le dit bien, se détacher de ce seul motif : l’instinct. Il ne serait ainsi plus tellement question de bien ou de mal, de justice ou d’injustice, face à cette trajectoire meurtrière (deux séquences notamment sont d’une cruauté glaçante, avec le bûcheron et la mère allaitant son enfant pour la dernière fois), mais, parce qu’il faut bien que film se fasse, que quelque chose ancre l’image, de simples faits. The man, this man kills. IS KILLING. What else? Au pire, tandis qu’il poursuivra sa route, un autre homme, une femme restera sur place, inanimé(e), mais ne comptez pas sur ce film pour s’attarder trop longtemps sur ces fins de parcours. Une unique chose importe : finir ce que l’on a commencé (à savoir conclure lorsque cet homme originel se sera dématérialisé).

 

« Le Départ », « Travail au noir », « Quatre nuits avec Anna », « Essential Killing ». Si quelque chose semble bien accorder ces intitulés de films de Skolimowski, ce serait la notion de moment, de présent. Une grande part du culte du cinéaste repose en effet sur un pragmatisme insistant, l’art de faire d’un film avant tout une œuvre de situation. D’où que l’espace y tienne une place essentielle (c’est dire), que nostalgie et projection n’y soient porteurs d’aucune promesse. Ce qui se voit, est accessible à l’œil, à l’oreille, même pour une durée très déterminée (celle de la fiction, du métrage lui-même) suffit à attester l’existence du cinéma. Cinéma d’ancrage, d’empreinte, où le monde se dessine en même temps qu’il se devine, où la forme ne trahirait pas le fond. Œuvre de patience (toute résolution, explication de texte est ici différée, pour ne pas dire désamorcée) mais aussi d’urgence (être, agir, voir, saisir, vivre chaque seconde, au moins le temps d’un film).

L’action d’Essential Killing est donc bien moins qu’elle même, au sens où au spectacle très physique du survival s’adjoint un spectacle rival, mais pas moins vertigineux : celui d’un film qui, à l’instar de son « héros », se donne déjà le temps d’exister pour lui-même, presque à l’encontre de toute médiation.
 

Titre original : Essential Killing

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Durée : 83 mn


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