Du bonheur d’avoir plusieurs vies…
Apichatpong Weerasethakul ne s’est pas seulement inspiré du récit d’un moine (1) pour concevoir Oncle Boonmee, il a aussi pensé à son père, mort d’une maladie rénale, à l’image du protagoniste. Côté Burton, on connaît bien la portée autobiographique de Big Fish. D’ailleurs, quand on y regarde de plus près, Big Fish, c’est aussi l’histoire d’un fils cartésien et solidement ancré dans son temps, qui doit rendre la liberté à son père mourrant, autrement dit, apprendre à en tolérer les multiples facettes, les multiples existences. Qu’elles soient authentiques ou mensongères, peu importe, on ne connaît jamais intégralement ses proches : il faut l’accepter. A moins de vivre dans une publicité, la réalité n’est jamais univoque, et, malgré l’efficacité de Sofres, on ne cerne pas si facilement un individu. C’est ce que constate Jen, à propos de Boonmee : « je ne le connaissais pas si bien que ça ».
A l’heure de la crise financière, on aborde rarement la crise du mythe. A moins d’adhérer aux monothéismes officiels, croire autrement rime souvent avec aveu de faiblesse ou naïveté. On ne peut retirer à Tim Burton cette chance qu’il a de vivre dans un univers peuplé de freaks. Son, Dieu s’il n’en a qu’un, c’est plutôt Ed Wood, le réalisateur poussiéreux de séries B, auquel il a consacré un charmant long-métrage… un illuminé dont les projets quasi artisanaux étaient le plus souvent financés par « système D », à tel point qu’il en était réduit à tourner dans des piscines gonflables. La vocation du petit Apichatpong Weerasethakul s’est, quant à elle, déclarée devant E.T. et Star Wars. Ironie du sort, les effets spéciaux le fascinaient. De quoi calmer ses détracteurs, le taxant avec décontraction d’intellectualisme frigide. A tort, car Oncle Boonmee est un film fantastique.

Certes, Apichatpong Weerasethakul n’a pas de mérite : en Thaïlande, c’est bien connu, les spectres côtoient chaque jour les vivants. L’air abrite quantité d’êtres évanescents… Huay, feu l’épouse de Boonmee, nous le confirme : il n’y a rien au Paradis. L’oncle Boonmee ne rêve donc pas. Cela dit, Edward Bloom non plus. Ses amis imaginaires se sont tous rendus à l’enterrement, à la grande surprise de son fils William, qui, lui, croit bel et bien halluciner. On pense au jeune Boonsong, scrutant ses photos dans la chambre noire, guettant l’apparition du singe fantôme. Dans Blow Up, Thomas avait beau s’échiner, l’énigme restait entière. Ce n’était pas faute de lui faire violence… Quelques signes équivoques semblent disséminés entre les plans d’Oncle Boonmee. Qui n’a pas entrevu cet adolescent, juché au dessus de son camarade, prenant des clichés, armé d’un objectif ? Hasard ? Coïncidence ? Antonioni frappe deux fois… Mieux qu’une séance de spiritisme, le futur nous est prédit par Oncle Boonmee en une série de « captures ». On préfèrera l’anglicisme pour ce qu’il évoque : emprisonnement ou enfermement. On dit bien « tirer » un portrait… Cinéma et photographie sont des arts inquisiteurs. Et s’il est une autre image troublante dans le film, c’est bien celle du singe fantôme enchaîné, exhibé, et ridiculisé par les militaires.

De la cohésion sociale…
Apichatpong Weerasethakul a grandi dans la région de Nabua, à la frontière du Laos, le village même où Boonmee se réincarnait. Durant la Guerre Froide, de terribles répressions ont été menées par l’armée thaïe contre la rébellion communiste. Ce traumatisme a laissé Nabua amnésique. Le projet « Primitive » (2), dont découle le film, se proposait de reconstituer cette mémoire perdue. Oncle Boonmee est une œuvre politique, s’adressant à nous, citoyens mais aussi amis de Boonmee, dont nous accompagnons les derniers jours. Comme dans Big Fish (et plus généralement de manière constante chez Tim Burton), Apichatpong Weerasethakul tient à nous maintenir dans un état infantile, propice à l’émerveillement permanent. La joie d’un buffle guilleret se ressent à la vue de son dos luisant, dodelinant sous les rayons de la lune. Mais, alors que la narration en voix off dans Big Fish nous maintenait dans un état de dépendance, dans Oncle Boonmee, toutefois, on se passe d’intermédiaire. Pour Weerasethakul, l’enchantement prend racine dans l’ordinaire. Evitant de trop nous éblouir, Oncle Boonmee ne se pare d’aucune paillette, nous rendant ainsi complices discrets. Oncle Boonmee est fait pour être épié dans l’obscurité, en toute intimité, dans un état de semi éveil. Nous traversons des seuils successifs à travers les mémoires de Boonmee, voyageant sans même s’en rendre compte dans le temps et l’espace. D’où le dédoublement final : le présent se divise… Einstein n’a rien inventé, en somme, avec la théorie de la relativité… ou peut-être était-ce Boonmee, en fin de compte ?

Pour se raffraîchir la mémoire, en complément : la critique de Sidy Sakho, publiée lors de la sortie du film, ainsi que le portrait du réalisateur.
(1) Boonmee est le véritable auteur d’un livre intitulé Celui qui se souvient de ses vies antérieures. Il y raconte sa rencontre avec un moine du nord-est de la Thaïlande, capable de faire revenir ses existences passées par la méditation.
(2) Installation multimédia présentée notamment au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en 2009. Lire l’article de Mickaël Pierson sur le sujet.
Sortie DVD le 16 février chez Pyramide vidéo
En bonus :
– le court-métrage A letter to Uncle Boonmee, présenté parmi les films de l’installation Primitive.
– une interview courte mais éclairante d’Apichatpong Weerasethakul, dont les références variées courent de George Lucas à Chris Marker.
– quelques scènes coupées.
