DVD << Closed Vision >> de Marc´O : << Ce soir, je crie >>

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Le soulèvement de la jeunesse ?

C’est le titre d’un livre qui inspira Marc’O pour réaliser son premier long-métrage : Closed Vision… Les soulèvements de tous poils commencent à faire fureur en 1954, surtout dans les milieux artistiques. Le pavé, Traité d’économie nucléaire. Le Soulèvement de la Jeunesse (1949), c’est celui du poète lettriste Isidore Isou. En 1951, Marc’O traîne surtout et souvent dans la cave d’André Breton : le Tabou. Il y programmera vite François Dufrêne, lui aussi membre du groupe lettriste, connu plus tard pour ses lacérations d’affiches et, plus tôt, pour ses « crirythmes » furibards, hérités des éructions poétiques et possédées d’Artaud (1). Faire de la musique avec les mots, exorciser les textes, leur donner chair pour qu’ils hantent l’espace… qu’ils nous sautent à la gorge !
 

 
Marre des alexandrins, marre de la retenue, marre des vieux. Comme dirait NTM, « mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». Isidore Isou, bien sûr, et son fort bien nommé Traité de Bave et d’Eternité (1951), premier film manifeste de l’icône lettriste… Non, le lettrisme n’est pas une blague potache. C’est un véritable groupe constitué autour d’Isou, dans la lignée du surréalisme : même volonté de s’engager dans la sphère politique, même idéal de révolution, mêmes prises de bec perpétuelles entre les membres du clan. Avec en prime, une figure de proue gonflée à bloc, encore plus qu’André Breton – c’est dire ! –, cherchant désespérément un producteur pour son film choc, prônant la destruction du cinéma classique, le contrepoint entre les sons et les images, la saturation d’informations discordantes, la ciselure des photogrammes, etc. En bref : on ne va pas faciliter le travail des spectateurs, leur fourrer la tétine dans la bouche pour mieux les endormir, comme le fait si bien l’industrie cinématographique. Réveiller les foules : tout un programme. Le producteur kamikaze, ce sera donc Marc’O ! Il fera présenter le film d’Isou à Cannes par Cocteau lui-même. Trois ans plus tard, c’est à son tour d’être présenté au Festival, toujours par notre Cocteau conquis et militant.
 
« Vous n’ignorez pas les obstacles que l’industrialisation actuelle du cinématographe oppose à la jeunesse. » – Jean Cocteau (2)

Fort de ses influences, et de sa lecture de James Joyce, Marc’O nous propose avec Closed Vision de pénétrer au cœur de « 60 minutes de la vie intérieure d’un homme ». Vendeur ! Le 50 minutes inside de TF1 peut toujours aller se rhabiller… Le teaser est réducteur, même s’il témoigne de l’honnêteté d’un Marc’O tout sauf tyrannique, pour qui le cinéma est avant tout un échange, et pour qui vouloir plaire à tout le monde est forcément louche : « Tous les films nous les connaissons par cœur, nous les avons même tellement vus que dès les premières images nous pourrions raconter tout le film. Seule la fin varie suivant les pays (pessimiste, en France ; « Happy End » ou « Noir » – par moralité, aux U.S.A.). Je n’arrive pas à comprendre ce qui pousse la plupart d’entre nous à revoir sans protester, presque avec joie, ces mêmes films où seuls varient la couleur, les vedettes ou les costumes. Habitude ? Vice ? Ou indifférence ? » (3) Marc’O fait fit des promesses du type : « vous allez rire », « vous allez pleurer », et « vous allez frissonner », pour mieux toucher le « je » qui sommeille en nous, nous emmener avec lui. Ceci n’est pas une fiction.

« Nier la réalité aujourd’hui ne nous appartient plus. »
 


 
Dans des collages à la Max Ernst, on devine la coloration politique de ses visions : des petits soldats asiatiques sont là pour nous rappeler qu’une guerre se déroule en Indochine depuis 1946. « Oups », comme qui dirait. Le ton des voix off, comme un chœur antique, oscille entre l’intimisme et la harangue. On nous expose le trombinoscope des producteurs et de l’équipe technique dès l’introduction pour mieux nous hurler l’INTÉRIORITÉ de ce film. Ou quand le secret se porte en étendard… C’est l’objet du délit : le rêve. La société, celle « du spectacle », comme dirait Guy Debord, en a contre lui. Elle veut l’occire, le brûler sous les feux de ses projecteurs, le contrôler, le formater, puis nous gaver, comme des oies, de ce bonheur prédigéré. Ayons confiance : avec un peu de temps, on saura tous s’entendre, car nous aurons tous les mêmes désirs…
 
Closed Vision est un film d’horreur – prémonitoire ? –, sur l’incarcération de l’espoir, de l’élan juvénile, et de l’innocence. Plutôt mourir ! Et pourquoi pas plusieurs fois… Comme cet homme en noir, sur lequel les nombreux marmots des familles chrétiennes semblent cracher. Les enfants incarnent le point le plus ambigu du film, progéniture de leurs parents cruellement cadrés par Marc’O, ces cochons de plagistes blasés, probablement nourris au grain et à l’hostie, pour qui « faire l’amour » est comparable à « faire la soupe ». L’effet est voulu : on songe immanquablement aux rangés de mémères d’A propos de Nice (Jean Vigo, 1930). Toutefois, ces morveux sont imprévisibles, on n’est jamais à l’abri d’un attentat… La plage, c’est le Disneyland du prolétaire depuis les années 1930, la conquête inespérée de milliers de vacanciers, bercés par les relatifs privilèges de confort acquis grâce à la fée Front Populaire. Mais c’est aussi le chantre de la piraterie… Nos vieux bourgeois feraient mieux de garder l’œil ouvert. Au risque de se le faire déciller ! Marc’O ne renie pas non plus l’héritage d’un Buñuel, ou d’un Cocteau, Le Sang d’un poète (1930) en tête.

« Attention vous allez voir ! »

Sa démarche est à la fois civique et poétique. Marc’O a conçu le texte avant l’image. Néanmoins, loin de lui l’idée d’illustrer platement la première narration. Les plans doivent éclairer le verbe, mais aussi le déstabiliser, l’ouvrir à de nouveaux entendements. Les mots, eux-mêmes filmés parfois, apparaissent dans le désordre afin d’entrechoquer nos neurones, de nous provoquer des hallucinations. Les voix reprennent le modèle de Dufrêne. La diction tord les mots jusqu’à la fusion : du désir au « crisir », il n’y a qu’un pas. Ou comment plier la société et ses codes, en l’occurrence, le langage, à ses propres caprices. Folie ? Excentricité ? C’est ce que disent les gens qui s’interdisent la liberté d’expression. Par liberté, on entend avant tout la liberté d’être conforme à ses propres souhaits. Pétri d’imagerie surréaliste, Marc’O reprend ainsi le motif du masque africain (4), filmé à l’envers et à l’endroit, pour exprimer la contradiction que nous portons tous en nous. Il y a la façade, polie, et derrière, son pendant : l’inconscient, le viscéral. C’est l’histoire d’un homme en lutte avec son désespoir : celui de devoir se contraindre à être uniquement ce qu’on attend de lui, une surface limpide, une cible pour les publicitaires.
 

Qui a parlé de fantasme ? Poésie dans le fond, vient de « poiéô », en grec, qui veut dire agir, créer, accomplir. Marc’O appartient à une génération d’artistes pour qui création ne rime pas avec masturbation. On puise en soi, certes, mais pour transformer le réel, changer la vie… en admettant finalement que « l’homme est la mesure de toute chose », avant la Loi, avant la Beauté, et avant Dieu. Il est grand temps pour le cinéma, trop souvent édifiant et moralisateur, de prendre forme humaine. Ce n’est pas un hasard si son deuxième long-métrage, Les Idoles (1967), passe à tabac l’idolâtrie yéyé. On y croise notamment Bulle Ogier et Pierre Clémenti, lui-même auteur de quelques films fiévreux (5). Marc’O les dirigeait déjà dans sa troupe de théâtre à l’American Center du boulevard Raspail, à Paris, où il introduisit la musique dans le jeu théâtral. Dès 1978, il réalisera quelques expériences vidéo au sein du Groupe de Recherche Image de l’INA, envisageant de pair le geste de l’acteur avec la coloration du grain électronique, les impacts réciproques de l’un sur l’autre, en vue d’inventer une nouvelle génération de théâtre vidéo. Son but : dézinguer la trop rassurante « image Eastmancolor », idéal arbitraire – à l’haleine fraîche et aux dents blanches – de perfection représentative. Ainsi, rien ne l’arrête… Il révèlera Catherine Ringer dans son opéra rock Flash Rouge (1979), brûlot politique supporté notamment par le philosophe anarchisant Félix Guattari, et conçu avec Geneviève Hervé et Stéphane Huter, alors spécialiste des « effets spéciaux » à l’INA (6).

« Seuls ceux qu’habite l’insomnie pourraient aimer un tel film ! »

La Nouvelle Vague n’est pas une génération si spontanée… Pour ceux qui n’arrivent plus à dormir sur leurs deux oreilles, le film est disponible à la vente depuis quelques mois, édité par la revue Les périphériques vous parlent.

Les bonus :
– La version anglaise du film : il faut savoir que le film a été produit par un américain en goguette, envoyé en Europe par les structures d’Howard Hughes, dans le but – étonnant ? – de mener à bien quelques recherches cinématographiques avant-gardistes. Les dimensions sonores du travail sur la diction, dont la rugosité organique avait choqué les américains, ont d’ailleurs été polies lors du passage à l’anglais.
– Un petit livret court et bien documenté avec le discours de Jean Cocteau à Cannes, et des extraits choisis de la presse écrite en réaction à la présentation du film.
– Un dialogue à chaud entre André S. Labarthe et Marc’O devant la projection du film.
– Une interview de Marc’O par Federica Bertelli.
De bons éléments pour comprendre l’époque et son influence sur les révolutions sociales de Mai 68.

A noter :
Marc’O interviendra à l’INHA le 27 avril, à 18h : de nombreux extraits de films seront projetés.

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(1) On pense notamment à Pour en finir avec le jugement de dieu, la fameuse pièce radiophonique d’Artaud, enregistrée en 1947, et finalement censurée par l’ORTF.
(2) In « Présentation du film Closed Vision par Jean Cocteau au Festival International du Film à Cannes en 1954 », retranscrite dans le livret accompagnant le DVD.
(3) Marc’O, « A Cannes, Cinéma à rebours », in Paris-Comœdia, 1954, retranscrit dans le même livret.
(4) André Breton avait lui-même une très belle collection d’objets d’art extra-occidental. Son « mur » a été reconstitué au Centre Pompidou, où l’on peut toujours l’y voir.

(5) On peut citer Visa de censure n°X (1967-1975), New old (1978), A l’ombre de la canaille bleue (1978-1985), Soleil (1988).
(6) Le Service de la Recherche de l’INA a abrité un temps des vidéastes indépendants, qui pouvaient alors profiter du truqueur universel de l’ingénieur Francis Coupigny, un synthétiseur multi-fonctions prisé pour sa palette d’effets variés. Marc’O est entré dans le Groupe de Recherche Image à l’invitation de son directeur Philippe Quéau, suite  au succès de la version scénique de Flash Rouge, montée en 1978 et longuement répétée dans les cuisines du Palais de Chaillot. Un extrait de sa version vidéo a été diffusé dans l’émission Chorus du 31 janvier 1981. En vidéo, Marc’O a ensuite réalisé, toujours avec Geneviève Hervé, Notre cuisine japonaise (1979), La Nef des fous (1980) avec l’actrice Michèle Moretti, puis, seul, La Vocation de St Mathieu (1984).


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