Dreaming Walls

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Poétique des ruines

Au début de Dreaming Walls: Inside the Chelsea Hotel , un ouvrier du bâtiment nous confie que le célèbre bâtiment abrite « beaucoup de fantômes ». Demeure d’auteurs, d’artistes et de musiciens depuis son ouverture à l’âge d’or, de Mark Twain aux stars de la Factory d’Andy Warhol, Dylan Thomas, et encore maints hérauts de la culture de la seconde moitié du XXème siècle, l’hôtel Chelsea, comme on le voit dans ce documentaire de Joe Rohanne et Maya Duverdier, semble hanté même par ses résidents actuels, qui errent dans des couloirs remplis de bâches en plastique, de plâtre, de bruits de construction. Tourné à partir de 2019, alors que l’hôtel est en pleine rénovation , le film propose une immersion mélancolique et évocatrice dans la vie d’une poignée de résistants qui ont conservé l’esprit bohème du bâtiment alors même que leurs appartements ont été démantelés, presque comme s’ils faisaient eux-mêmes partie de l’architecture. L’occupant de l’ancienne suite de Janis Joplin montre le porte-savon qu’il a conservé d’une salle de bain désormais vidée de tout confort. (« Elle n’a probablement pas utilisé le savon, d’après ce que je sais de Janis Joplin », dit-il.)

La plupart des résidents permanents du Chelsea ont conclu un accord pour quitter le bâtiment (la nouvelle direction veut transformer la majeure partie du bâtiment en hôtel de luxe) ou sont en pleine action en justice pour y rester, ce qui prolonge le projet de rénovation. On y découvre une troupe de personnages particulièrement acharnés, dont l’ancienne chorégraphe Merle, qui déambule dans les couloirs avec un déambulateur, alternant entre conversations profondes avec les ouvriers du bâtiment et exercices de gymnastique, voire remémoration de spectacles in situ ; le sculpteur de fil de fer Skye, dont la fille en visite (les jeunes du Chelsea sont pour la plupart connectés aux images d’archives des années 60 et 70) lit à haute voix un poème de Dylan Thomas ; l’artiste Rose Cory, qui met en parallèle sa propre transition avec les changements du Chelsea. Nous rencontrons également Zoe et Nicholas, un couple marié qui semble avoir un lien avec un conseil de locataires, et Bettina Grossman, dont l’histoire particulière de Chelsea – elle a commencé à dormir dans le couloir parce que son appartement était devenu trop rempli de ses œuvres – est devenue une légende à New York.

Produit par Martin Scorsese,  Dreaming Walls comprend des images filmées il y a 50 ans. Nous y reconnaissons Patti Smith, présentée comme une « poète et musicienne », ainsi que des extraits de Stanley Bard, qui a commencé à travailler là-bas en 1957 comme assistant plombier et a pris la direction de l’hôtel en 1964, assurant jusqu’en 2007 l’existence de l’hôtel en tant que sanctuaire pour les artistes. Filmé en grande majorité à l’intérieur du bâtiment, avec une photographie alternant les couloirs longs et vides, et les appartements chargés d’œuvres, de couleurs, et de souvenirs, ce documentaire rend également hommage aux films de Jonas Mekas ou de Stan Brakhage, notamment via la projection d’images de locataires célèbres sur les murs du rooftop de Chelsea.  Le film développe ainsi le Chelsea comme une manifestation poétique mais aussi métonymique des limbes, chaque personnage envisageant la mortalité et l’immortalité à sa manière. On parle de la grande réouverture du Chelsea depuis des années, mais regarder Dreaming Walls , consiste finalement à se demander s’il s’agit d’un de ces projets qui ne seront jamais terminés, les monte-charges et les échafaudages restant en place pour toujours, comme les multiples peintures murales peintes par les anciens résidents. Si Dreaming Walls était prolongé dans sa durée – comme plusieurs de ces résidents tentent de le faire pour le Chelsea – son rythme méditatif dériverait probablement vers le domaine de la lenteur contemplative, la création d’un nouveau Chelsea, un nouvel espace-temps dans lequel l’inachèvement des travaux, l’attente des résidents, se trouvent en suspension, comme une nouvelle forme d’art.  Pour un lieu qui a tant de sensationnalisme dans son ADN — c’est là, après tout, que Nancy Spungeon a été retrouvée assassinée, entre autres mystères et tragédies — Dreaming Walls opte pour une puissance supérieure à la matérialité du bâtiment : son éternité.

Ode à l’art, film mélancolique, éloge de la résistance, apologie d’un monde passé mais résistant, Dreaming Walls nous livre un pur moment de poésie, comme ce plan extérieur nocturne nous montrant les lettres encore nettement visibles du néon : « TEL SEA » : « Téléphone Mer ». Jolie métaphore.

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Durée : 90 mn


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