Django Unchained

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Tarantino rate son « Naissance d´une nation ».

Tout avait pourtant bien commencé. Tarantino semblait reprendre les choses là où il les avait laissées. Le dernier plan de Inglourious Basterds (2009) montrait (ou laissait deviner) la gravure au couteau d’une croix gammée sur le front du colonel Landa en vue subjective – signant par là même la mise au pilori d’un spectateur qui avait pu jouir de la quête expiatoire des basterds dont ni le but ni les moyens n’étaient tolérables – avant d’enfoncer le clou en choisissant l’implacable Rabbia E Tarantela d’Ennio Morricone, ultime manière de dire que la guerre ne faisait que commencer. Après une vue des grands espaces américains, c’est sur le dos meurtri de coups de fouet de Django que s’ouvre le film. Du « visage juif de la vengeance » à ceux des esclaves noirs, il n’y a qu’un pas ? Celui plus large de l’asservissement de ses pairs par l’homme pour des raisons toutes aussi stupides les unes que les autres (la religion, la couleur de peau, le genre), engageant une lecture sociale de la filmographie du réalisateur. Tarantino détricote lointainement Django, western spaghetti de Sergio Corbucci (sorti en 1966, il est estampillé comme un des westerns les plus violents), pour en faire son grand film sur l’esclavage. Au détour d’une scène d’ouverture d’anthologie, Django (Jamie Foxx) se voit affranchi par le faux dentiste mais vrai chasseur de primes allemand King Schultz. Christoph Waltz bascule ainsi du rôle de criminel nazi opportuniste à celui de héros au grand cœur, dont l’humanisme est régulièrement chatouillé par l’appât du gain. Avec ce film, l’acteur assoit définitivement sa place au panthéon du cinéma. Les deux compères partent alors à la recherche de l’épouse de Django pour la libérer.

« Je dois le traiter comme un blanc ? – Non. »

L’histoire se déroule dans le sud des États-Unis à deux ans de la guerre de Sécession, une époque où un Noir est esclave ou n’est pas. Tarantino prend le temps (en gros toute la première partie) d’insister sur la considération des Noirs par l’homme blanc. Django à cheval suscite l’indignation et un Noir assis dans un saloon déclenche immédiatement l’arrivée du sheriff. Contrepoint comique pétri de fausse noblesse à l’européenne, Schultz rationalise systématiquement les situations : « C’est mon valet. Mon valet ne marche pas. » s’exclame-t-il devant un propriétaire interloqué face à un Django engoncé dans le pédantisme d’un costume digne de la commedia dell’arte, premier signe de revanche sociale de l’homme affranchi. Les codes éculés du western spaghetti sont alors convoqués pour souligner la revanche du personnage. La scène de duel de western a bien lieu, au ralenti, sur fond de musique confite de solennité, les deux tireurs dégainant leurs armes dans un échange de regards lourd de sens. Tout cela pour appuyer la dimension de vengeance de Django face à ses anciens bourreaux ; les situations se renversent et c’est donc le Noir qui fouette le Blanc. Cette irrévérence amoureuse au genre cinématographique repris se transmet aussi au traitement de l’histoire nationale et du récit. L’humour dévastateur de Tarantino, qui semble ici décuplé, lui permet de résumer en quelques plans des éléments complexes : les prémices du Ku Klux Klan dont les débuts semblent marqués par des problèmes de style majeurs (de l’art de porter un bonnet à trous), le déploiement de l’amitié entre Django et Schultz dans une séquence très « Avoir un bon copain » traitée à la Brokeback Mountain (Ang Lee, 2006) sur fond de musique évoquant le générique de Arnold et Willy

De la même manière que Inglorious Basterds instaurait une géniale dichotomie entre le désir de vengeance et sa mise en crise, Django Unchained installe une distance salutaire d’avec ses personnages. Esclavagisme et torture sont intolérables – et Tarantino sait transmettre l’horreur de la chose sans dépasser les bornes du tolérable – mais la vengeance et son exécution sont par essence amorale quel que soit le but recherché. La naïveté initiale de Django vient mettre en cause Schultz : « Vous tuez des gens et on vous récompense » ? Mais il est très vite rattrapé par sa soif de revanche : « Tuer des Blancs pour de l’argent ? Que du bonheur » ! Django Unchained poursuit une étude de la vengeance, présente en filigrane de ses premiers films, mais qui prend son essor depuis une dizaine d’années. Les deux volets de Kill Bill (2003 et 2004) venaient mettre en scène une vengeance personnelle (la Mariée venge sa fille et son mari) (1) ; Boulevard de la mort (2007), celle d’un genre (des femmes prenant leur revanche sur un assassin aussi pervers que misogyne) ; Inglourious Basterds atteignait le niveau de l’Histoire s’intéressant à une possible revanche des Juifs sur les nazis. Autre épisode historique ici traité : celui de l’esclavagisme et de la montée de sa contestation. Tarantino élargit le spectre en insistant à de nombreuses reprises sur la servilité à l’œuvre dans les relations humaines, dépassant de loin la seule question raciale pour embrasser un point de vue social. Il est peut-être moins question de race que de pouvoir et de rang. Les Noirs sont rendus esclaves par les Blancs, mais le réalisateur prend aussi le soin de mettre en exergue une servilité Blancs/Blancs et Noirs/Noirs : d’un côté Candie (Leonardo DiCaprio cabotin) en exploitant terrestre à qui ses proches sont soumis et plusieurs fois comparés à des esclaves, de l’autre le majordome Noir Stephen (Samuel L. Jackson), qui jouit d’une position prestigieuse dans la maison – ce qui ne l’empêche pas d’être largement méprisé par son maître – et terrorise les autres esclaves. L’esclavagisme n’est donc pas chez Tarantino une question de race, mais une question d’élévation sociale : c’est celui qui détient le pouvoir qui asservit l’autre. Ce que le réalisateur démontrait déjà dans ses précédents films est encore plus visible ici.

Pourquoi alors, malgré ces nombreux éloges, Django Unchained n’est-il pas le parachèvement d’une filmographie-manifeste dans laquelle le génie de mise en scène parvient à faire passer l’esbroufe assumée de son auteur ? Parce que la dernière partie du film vient point par point détruire ce que le réalisateur a savamment mis en place. Brillant jusqu’alors, le film bascule dans une pyrotechnie sanguinolente aussi ridicule qu’inutile – il aurait très bien pu s’arrêter à ce moment-là – qui vire à la série TV bas de plafond, référence d’ailleurs sans doute souhaitée. On a alors affaire à tout ce qu’on peut redouter du réalisateur et qu’il avait évité jusqu’ici : le Tarantino boulimique dont les références et envies de cinéma deviennent tellement nombreuses qu’elles ne peuvent plus être métabolisées par le film. Les bornes sont dépassées et le film perd sa dimension historique et morale pour sombrer dans un divertissement dont la gratuité comique effarante est intolérable. Le plaisir éventuel pris – absolument absent dans notre cas – par le spectateur face à l’expression de la violence n’est plus dénoncé et mis en cause et Django se rabaisse alors au tout venant (bien qu’exécuté avec adresse) du film de baston. Fin dans la mise en scène du meurtre ou de la torture – ça saigne beaucoup, mais finalement il y a peu à voir directement, les choses se passent hors plan ou le bourreau nous dissimule la victime -, Tarantino s’en donne à cœur joie dans un défoulement qui n’a rien de cathartique, perdant ainsi toute distance critique. Qu’y a-t-il de drôle à voir le corps d’une femme s’envoler et exploser sous les balles ? Le film a fait naître un justicier vengeur assoiffé de sang et sa donzelle, enfin libre, applaudit à tout va.

Boulevard de la mort était une immense réussite qui parvenait à établir une identification totale du spectateur aux héroïnes vengeresses et à leur défoulement expiatoire tout en instaurant une distance critique par la structure même du film (la seconde partie comme revanche symbolique de la première, oscillant entre mythe et réalité) et une dimension caricaturale affirmée. Inglourious Basterds scarifiait le plaisir pris par les spectateurs à l’exécution de la revanche juive (on peut trouver le procédé salutaire ou douteux, mais quoi qu’il en soit il ne laisse aucune illusion sur la posture du réalisateur). Django Unchained se scarifie lui-même. Le film comme le héros se gargarise de lui-même et fait le beau sur son fier destrier. Il finit par être ce qu’il dénonce. Il n’y a aucune excuse possible à cela.

(1) Une vengeance conçue comme appelant elle-même la vengeance. La Mariée tue une mère devant sa fille et dit à l’enfant : « Tu pourras me retrouver plus tard si tu le souhaites », laissant la possibilité à Tarantino d’envisager un troisième volet sur la revanche de l’enfant sur la Mariée. Le spectre de cette spirale infernale planant ici dans la scène où Django Unchained tue un homme sous les yeux de son fils.

A lire aussi : la chronique du DVD de Django, le film de Sergio Corbucci.

 

Titre original : Django Unchained

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Durée : 164 mn


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