Delta

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Cinéma de la présence et du silence, Delta stimule et éblouit par la préciosité des détails qui font sens et de sa richesse thématique.

Il n’est jamais évident de voir un film formaliste. Au cours de celui-ci, on s’attarde davantage sur les images, la virtuosité du cadre que sur l’histoire. La seule envie qui demeure revient à vouloir s’accorder une deuxième vision, image par image, pour qu’enfin elles dévoilent toute leur amplitude.

Delta, de Kornel Mundruczo est à «ranger» indéniablement dans cette catégorie (même si l’étiquetage n’est pas la meilleure solution à l’étude d’un film), à la différence près que la réussite formelle de Delta n’enlise pas le fond. Au contraire, elle le démultiplie. Ce n’est plus seulement la narration d’un inceste mais pêle-mêle : de l’altérité, du mépris de l’autre, du refus du changement et de l’édification d’une civilisation, dans ce cas vouée à l’échec ou du moins à un cycle infernal de perpétuel recommencement à l’état sauvage et violent. En un film, court qui plus est (1h 32), et dans une narration qui nie la parole et les explications causales, cette richesse thématique peut surprendre et aboutir à un bric-à-brac incompréhensible. Or, la double réussite tient dans l’éblouissement pictural et l’accompagnement symbolique des différents affluents du Delta.

De premier abord et dans une lecture globale de Delta, l’inceste intervient comme étant la pierre angulaire du film. En réalité, moins qu’une évocation de la transgression, il s’agit d’une fusion, d’ un don et d’un sacrifice des deux personnages, le frère et la soeur. Pour répondre à la déviation de la première intention (l’inceste), le réalisateur a constitué une structure dialectique : le fils et le delta. Dès le début, deux images se suivent et se juxtaposent : celle du delta calme et paisible, dans un clair-obscur et une bande-son pesante ; le fils, de retour au village après une absence indéterminée. La séquence d’après infléchit la conjonction évidente des deux et par-delà même de tout le récit : le delta filmé en plan large recueille le fils et le vide de sa nature première, d’homme et de fils. Car en effet, Delta ne cesse de revenir à une thématique bien plus déterminante que l’inceste : la mort et la fatalité. Le son aura été d’emblée l’indice de ce film qui atteste d’un récit tourné vers le destin funèbre et incontournable, persistant et émanant de manière énigmatique (saisissante séquence des villageois en deuil naviguant sur le delta).

La deuxième partie de ce dialogue entre le delta et le fils, qui aboutit à une symbiose, provient du travail sur les corps. Le réalisateur substitue à ses personnages leur être, et les ancre dans des postures et des présences dont le sort n’est autre que de rejoindre ce delta ; l’eau comme linceul. Le fils, debout sur la barque, immobile, n’est plus, la caméra en travelling demi-circulaire lui rend vie et le statufie dans sa fonction. Le frère et la soeur ne sont plus vivants mais matière. Comment ? Le réalisateur n’indique pas d’explications valables mais une forme, une perpective dramaturgique, difficile à cerner et vite ébauchée lors des premières séquences, puis laissée à l’abandon par la suite. Le fils, revenu de la ville, fait face aux regards désapprobateurs des autres villageois et de sa mère, tenancière d’un bar, sous l’influence de ses clients. Pourquoi ? Le réalisateur nous laisse libre des hypothèses. La soeur suit son frère dans la construction de la maison. Même stratégie : pas d’explications. Ces faits installent la marginalité des personnages, et foncièrement une déreliction forcée de leur place sociale comme si la famille, normalement alliée solidaire, devenait menace et déséquilibre. Sans tomber dans le pathos, le réalisateur choisit de ne pas s’étendre sur leur émoi intérieur, il les laisse seuls face à leur abandon. Par cela, Delta prolonge la déconstruction narrative : le réalisateur ne cherche pas le rebondissement dramatique, mais l’impuissance de ses protagonistes et l’inexplicable quant à l’agir des personnages.

Mais alors, à quel but tente d’aboutir le film, si aucune amorce de réaction des personnages ne se profile ? C’est sans doute dans cette dernière étape que Delta trouve toute sa force. Face à cette marginalisation du frère et de la soeur, le réalisateur prolonge le formalisme et la symbolique, et inscrit l’action de ses personnages dans un don d’eux-mêmes à la communauté qui les a rejetés. Boucs-émissaires, ils deviennent le point d’ancrage d’une civilisation, comme l’expliquent les thèses de René Girard.

Delta est une fable tragique et pessimiste, un film brillant et énigmatique.

Titre original : Delta

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Durée : 92 mn


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