Danton (Andrzej Wajda, 1982)

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Portrait puissant de << l'homme du 10 août >>, « Danton » est aussi un grand film politique.

« Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Manon Rolland (1754-1793)
Lors d’une conférence à la Cinémathèque française en présence d’Andrzej Wajda, au moment de la sortie de son très beau Tatarak (2009), à un participant qui lui demandait pourquoi il n’avait pas voulu, à l’instar de Polanski, travailler en dehors de la Pologne, le maître répondait en substance que son cinéma était intimement lié à l’Histoire de son pays – comme l’étude de son œuvre l’atteste -, puis, humblement, à propos de Danton, que s’il n’y avait pas eu à la genèse de ce film la pièce de théâtre L’Affaire Danton (Stanisława Przybyszewska, 1929), qu’il avait mis en scène, il n’aurait jamais osé en faire un film. C’eût été un gâchis que Wajda renonce à ce projet, ambitieux il vrai, de relater la Révolution française car son film est, disons-le d’entrée, certainement le plus puissant qui ait été réalisé sur cette période de l’Histoire de France. Plutôt mal accueilli à sa sortie, il fut accusé, entre autres, d’inexactitudes historiques, mais comme l’a écrit alors Jean-Claude Carrière, co-scénariste du film avec Wajda : « Le Danton de Wajda n’est pas un film historique. D’ailleurs, il n’y a pas de film historique. Cette expression n’a aucun sens… À la réalité historique, ce brouillard inaccessible, nous préférons la réalité dramatique, à notre portée » (1). Pourtant, en évoquant avec une grâce à la fois symbolique et réaliste l’affrontement de Danton et de Robespierre au moment crucial et sanglant de la Terreur, Wajda et son scénariste sont restés très proches de l’histoire telle que nous la connaissons. Fort d’un scénario synthétisant les ressorts de la tragédie, il se dégage de Danton une vérité saisissante : celle de l’affrontement éternel des hommes pour le pouvoir. Il en émane aussi à plein nez l’odeur du sang et de la mort qui a inondé les terribles années 1793-1794, mais aussi, et surtout, la vérité d’un homme face à son destin.

Gérard Depardieu, ce génie

Andrzej Wajda ne pouvait pas mieux choisir pour son Danton que Gérard Depardieu. L’acteur n’interprète pas seulement Danton, il incarne littéralement le révolutionnaire. Mais si Depardieu, alors au sommet de son art, crève l’écran, il n’écrase pas pour autant les autres protagonistes qui s’épanouissent autant que lui : Patrice Chéreau, par exemple, campe un Camille Desmoulins émouvant ; Robespierre, l’exécuteur de Danton, est magistralement interprété par un Wojciech Pszoniak livide et malade de sa tyrannie. Pourtant, de toute la galerie de portraits remarquablement dessinés par Wajda, celui de Danton se taille bel et bien la part du lion. Et si une telle vérité psychologique ressort du jeu magistral de Depardieu, ce n’est pas seulement grâce à son talent hors normes, mais aussi que contrairement à ce que pourrait laisser penser certaines critiques, le scénario s’avère précis, documenté sur les acteurs historiques de la période relatée.

  
Loin d’être un personnage imaginaire, un caractère fictionnel, le Danton que Depardieu s’est approprié est relaté dans de nombreux ouvrages consacrés à « l’homme du 10 août ». Ainsi, dans une des deux scènes primordiales du film, celle de la rencontre, dans un boudoir, de Danton et de Robespierre, où l’on voit s’affronter deux êtres que tout oppose, Wajda semble assez proche de la réalité historique. Ce dernier profite de cette confrontation au sommet pour dévoiler leurs personnalités, le contraste extrême existant entre ces deux hommes, qui ne fait que souligner davantage leur rivalité naissante. Le masque de cire, presque apeuré de Robespierre, fait face à un Danton truculent, jouisseur, qui pour l’occasion s’est fait servir un buffet pantagruélique ainsi que du vin qu’il boit sans modération. Ce n’est pas seulement de la gloutonnerie, car il y a chez Danton un véritable amour de la vie qui ne le fera pourtant pas minorer l’enjeu crucial de l’instant. Robespierre, lui, refuse de manger, tout juste trempera-t-il ses lèvres aux bords de la coupe pleine que son vis-à-vis lui a servi. Dans la biographie de Danton par David Lawday, cette version des faits est d’ailleurs étayée comme suit : « Les hôtes faisaient de bien étranges compagnons de table : l’un picorait et l’autre, dévorait avec plaisir ; l’un semblait apeuré, les mains tremblantes, l’autre était jovial, exagérant un peu sa bonhomie naturelle. Ces signes ne présageaient rien de bon. Cependant, l’atmosphère demeura plutôt courtoise jusqu’au moment ou Danton exprima ses pensées sur la Terreur » (2).
Par-delà leurs caractères antinomiques, Danton et Robespierre avaient également des conceptions antagonistes quant à la suite à donner à la Révolution. Ainsi l’Incorruptible – Robespierre – voulait « sauver le peuple » en le purifiant – par la guillotine. Toujours dans son Danton…, David Lawday écrit : « L’homme (Robespierre) qui avait pris la France sous sa coupe voulait une Révolution sans tache morale, ce qui était humainement impossible. Et il était prêt à tuer pour cela, mille fois, dix mille fois encore » (3) … À l’inverse, Danton était intrinsèquement un modéré, et même s’il avait été l’instigateur des Tribunaux révolutionnaires, il souhaitait arrêter, en 1794, la violence qui à ce moment-là avait pris un tour monstrueux et systématique. Dans le dialogue très important du boudoir, Carrière et Wajda ont su rassembler en une séquence les différends politiques et idéologiques des deux hommes :
-Danton : « Maxime, tu oublies que nous sommes faits d’os et de chair. Tu veux nous élever jusqu’à des sommets où il est impossible de respirer. »
-Robespierre : « Arrêter le processus révolutionnaire, c’est la mort de la Révolution. »
-Danton : « Ce que veulent les gens, c’est manger et dormir en paix… Là ou il n’y a pas de pain, il n’y a plus de loi, plus de liberté, plus de respect, plus de République… J’emmerde les comités… »
 

 
Un réquisitoire contre la dictature communiste

Sur le plan de la mise en scène, nous admirerons aussi la subtilité de la photographie qui symbolise parfaitement, par des contrastes chromatiques appuyés d’une scène à l’autre, le drame qui se joue et l’opposition psychologique radicale entre les deux ennemis ; nous passons d’un tableau chaud et rougeoyant d’un Danton se reposant au coin du feu avant d’être arrêté au bleu sombre, glacial et figé comme la mort du bureau du Comité de salut public préparant la sentence de mort de Danton et de ses compagnons. Le film est ainsi parsemé de scènes d’un grand classicisme, de toute beauté, à l’instar de la scène de liesse de la foule qui accoure vers Danton lors de son retour à Paris, au début du film.
 
Cependant, les séquences relatant le procès de Danton constituent sans nul doute le point d’orgue du film. On y admire un Depardieu au sommet de son art, assumant la défense d’un homme qui se bat avec l‘énergie du désespoir, captivant son auditoire comme jamais afin d’inverser le sens du destin auquel, il le sait, il n’échappera pas. La foule est venue nombreuse. Elle se masse aux abords du Palais de Justice. Les manuels d’histoire parlent d’une émeute que le cinéaste polonais a su retranscrire tout en concentrant l’action sur le taureau blessé au centre de l’arène. Danton clame, déclame, use de son talent inouï pour l’art oratoire, à tel point que le procureur Fouquier-Tinville se voit dépassé. Depardieu/Danton, lui, à force d’assurer une défense glorieuse mais vaine, finit aphone quand le Tribunal décide de la faire taire – définitivement.

  

 

Mais, à travers l’évocation de la dérive meurtrière du régime révolutionnaire de la France de 1794, se reflète en filigrane la situation dramatique de la Pologne de 1982, où l’état de siège est décrété par le général Jaruzelski dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, mettant brutalement le pays au pas en faisant arrêter les principaux dirigeants du syndicat autonome Solidarność – notamment son meneur, le charismatique Lech Wałęsa. Wajda tourne son film en France dans les mois suivant l’instauration brutale de la loi martiale en Pologne et il faudrait être aveugle pour ne pas voir derrière le récit de l’affrontement entre les deux grandes figures de la Révolution, le combat entre un Jaruzelski au visage pâle et sinistre dans le personnage de Robespierre et un Wałęsa charismatique, populaire, orateur hors-pair, dans celui de Danton.
 
Pourtant, malgré la double évocation historique, Wajda pousse la critique encore plus loin en attaquant le totalitarisme en général, puis plus particulièrement la dictature communiste sous laquelle le bloc des pays de l’Est, à l’époque du tournage, allait rester figé près de dix ans encore. Avec ce film splendide, Wajda nous rappelle implicitement que Lénine était un admirateur de la Révolution française, et qu’il s’en est inspiré pour prendre le pouvoir en Russie. Rappelons-nous avec Danton quand il s’écrie lors de son procès « La Révolution est comme Saturne, elle dévore toujours ses propres enfants », que tant de crimes ont été commis au nom de la Liberté.
 

 
(1) Jean-Claude Carrière, Danton, Le Figaro, 5 janvier 1983 (n° 11924).
(2) David Lawday, Danton : le géant de la Révolution, Albin Michel, 2012, p.335.
(3) Ibidem, p.237.

Titre original : Danton

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Durée : 136 mn


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