Cloud Atlas

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Épique, tragique et comique, l’infime et le grandiose se jouent dans cette belle réussite des Wachowski et Tom Tykwer…

Le temps du succès et de la hype des Matrix semble bien loin pour les Wachowski, qui auront profité du crédit de leur saga pour se montrer de plus en plus audacieux. Matrix Reloaded (2003) avait à l’époque décontenancé en renversant et en remettant en cause le mysticisme du premier volet, volonté maladroitement poursuivie dans Matrix Revolutions (2003), qui concluait la trilogie sur une note mitigée. Les Wachowski semblaient en fait constamment coincés entre l’univers froid et technologique qu’ils avaient façonné, pas loin d’être pompeux par instant (les noms des personnages lourds de symbolique, les tirades philosophiques vulgarisant Baudrillard), et des velléités bien plus chaleureuses et candides observées dans leur film noir lesbien Bound (1996). Cet équilibre entre sophistication de la forme et vraie puissance dramatique, ils allaient l’atteindre avec le formidable Speed Racer (2008). Objet pop quasi expérimental au croisement de l’animation japonaise, du manga, du jeu vidéo et du cartoon, Speed Racer était un divertissement galvanisant et virtuose dont la tonalité naïve exprimait les thématiques du duo avec bien plus de force et d’efficacité que le sérieux papal des Matrix. Ce film, parmi les plus inventifs des années 2000, allait pourtant être un fiasco commercial retentissant et logique car sorti la même année que le carton The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), mètre étalon du blockbuster dont l’ambition passait par une approche adulte lourdement assénée.

 

Dans Cloud Atlas, les Wachowski semblent aller au bout de leur évolution avec cette épopée aux confins du temps et des genres, où un dispositif complexe sert un grand mélodrame et des questionnements profonds au cœur de chacune de leurs œuvres. Adaptant le roman Cartographie des nuages (2004) de David Mitchell, Cloud Atlas est un film choral où s’entremêlent six histoires étalées sur cinq siècles. Six histoires et autant d’approches, d’atmosphères et de genres différents abordés : film historique, science-fiction, comédie caustique, thriller politique, film post-apocalyptique… Si ce type d’approche n’est pas complètement neuf, le crédo et la maestria narrative ici en place en font une expérience unique. Plutôt que de lier artificiellement les différents récits vers un crescendo dramatique commun en forme d’effet papillon temporel, l’approche est plus originale. On retrouve les mêmes acteurs d’une histoire à l’autre (plus ou moins identifiables pour certains, le générique de fin dévoilant qui est qui étant en ce sens fort amusant) qui seront tour à tour héros, méchants, en retrait ou au centre des évènements. Tom Hanks passe ainsi de l’affreux médecin empoisonneur et rapace en 1849 au savant amoureux en 1973, Jim Broadbent de l’éditeur poissard et attachant en 2012 au compositeur de génie retiré en 1936 – il en va de même pour tout le casting. D’autres, comme Hugh Grant, creusent le même sillon négatif à travers les époques, Hugo Weaving incarnant même un mauvais génie démoniaque pour les peuplades primitives de la partie post-apocalyptique. Le lien entre tous ces moments, la manière dont se répondent toutes ces voies/voix et cette possibilité de rattraper les erreurs d’une vie dans une autre incarnation symbolisent ainsi par l’image l’idée de karma. Les Wachowski l’avaient déjà exprimée avec le Néo de Matrix, l’Élu apte à vaincre la matrice mais venant après l’échec de bien d’autres comme le souligne la séquence de l’Architecte dans Matrix Reloaded. Le héros de Speed Racer semble également condamné à suivre une trajectoire parallèle à celle de son frère disparu, mais là aussi ce karma doit lui permettre de suivre son chemin propre. Tom Tykwer, coréalisateur avec les Wachowski, avait également exploré la question dans son Cours, Lola, cours (1999), où le récit proposait trois possibilités afin que son héroïne se sorte d’affaire.
 
 

 
 
Nécessité par l’ampleur du récit, le tournage des différents épisodes fut donc réparti entre les Wachowski et Tom Tykwer, chacun étant marqué du sceau de ses auteurs. On retiendra notamment pour les Wachowski la révolte de l’androïde serveuse Sonmi en 2144, reprenant le message sur l’endormissement des masses, chair à produire, de Matrix – ou dans leur adaptation de V pour Vendetta pour James McTeigue en 2006). Le duo reprend ses motifs avec une poésie décuplée pour signifier ce moment de libération, d’humanisation de la machine enfin consciente du monde qui l’entoure et rétive à la tyrannie. Il en va de même dans ce monde revenu à l’âge de pierre où Zachry (Tom Hanks) cesse d’avoir peur et dépasse sa condition d’oppressé. Moins identifiable thématiquement, on reconnaît néanmoins la patte de Tom Tykwer à travers le romantisme et la noirceur du segment romantique musical de 1936 – et son acteur du Parfum (2006) Ben Whishaw -, et un peu de la tension de L’Enquête (2009) pour l’ambiance de complot de 1973.
 
 

 
 
La cohérence tenant l’ensemble aura été amorcée par le tourbillon de la scène d’ouverture, qui brasse les six histoires comme une seule. Les temporalités et univers se répondent les uns aux autres par un montage virtuose (aboutissement des expérimentations des Wachowski en la matière, notamment dans Speed Racer qui constituait déjà un vrai tour de force) faisant la bascule par un rebondissement, un détail en forme d’association d’idées ou une simple phrase dans une symphonie envoûtante. Le karma et la destinée sont au cœur de ce va-et-vient qui naît de cet aspect flottant et par une symbolique marquée (la tâche de naissance en forme de comète liant certains personnages). Film total, Cloud Atlas mêle intimisme et grandiloquence, légèreté et emphase avec une foi et un plaisir de raconter réjouissants. Une œuvre ambitieuse et risquée qui, paradoxalement, par cette universalité, risque d’en laisser quelques-uns sur le côté ; comme en témoigne l’accueil américain, catastrophique, du film. Plus les Wachowski s’ouvrent, moins ils sont suivis – plus le cinéphile est ébloui.

Titre original : Cloud Atlas

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Durée : 165 mn


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