Challengers. Sortie Blu-Ray chez Warner

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Dopé à ses astuces, à ses références impétueuses du New Queer Cinema, Challengers est un peu le premier film réalisé par Xavier Dolagnino.

Diables au corps, justes au corps…

Il y a trois quarts de siècle, les studios MGM, comme toutes les autres majors de l’industrie Hollywoodienne de l’époque, pompaient sans économies leurs budgets dans des projets onéreux et étincelants qu’ils destinaient au circuit des cinémas « movie palace ». Qu’il s’agisse des innombrables films estampillés au générique « gowns by Adrian » (Adrian Greenburg étant ce costumier rival à Dior, qui fit ses études à New York et à Paris), ou des peplums d’Hollywood-sur-Tibre comme Quo Vadis et Ben-Hur, tournés à la Cinecittà, l’usine à rêves dont faisait pleinement partie MGM avait fini par raffiner et se complaire dans des formules élégantes et évocatrices, qu’elle comptait bien exploiter jusqu’à plus soif. Le glamour d’Hollywood, alors, était basé sur une forme d’exclusivité mondaine partagée par les gens de bon goût. Le luxe Européen n’avait aucune difficulté à mettre des étoiles dans les yeux des spectateurs. Il était de bon ton pour un Lester Minnelli, par exemple, d’italianiser encore plus son nom en Vincente. En réalité, on se sentait spécial rien qu’en pénétrant dans le movie palace : L’architecture de ces salles de cinéma avait aussi pour but de rendre accessible des philosophies de construction huppées, d’abord influencées par le style des Beaux-Arts, puis par le mouvement Art Déco. C’était les paramètres du capitalisme de l’époque : pour vendre des produits et des idées, l’exclusivité, c’est-à-dire, l’exclusion de ceux qui n’ont pas les moyens de penser en Technicolor, était une tactique affriolante et souveraine. Des décennies plus tard, MGM a été rachetée par Amazon, et ces paramètres ont bien changé. Ce n’est plus l’exclusivité et la complicité savante entre connaisseurs qui font envie aux consommateurs, mais la synergie de marque caractéristique du monde globalisé. L’idée qu’on puisse acheter, en province, les mêmes objets designés à Paris, marketés à Los Angeles, et fabriqués en Chine qu’on a vu des influenceurs australiens, britanniques ou singapouriens porter. Il est assez facile pour nous de penser, alors, que Challengers, le dernier long-métrage de Luca Guadagnino sur le monde du tennis, est autant une excroissance du zeitgeist de notre époque qu’un Ivanhoé ou qu’un L’Intrépide le furent de la leur. Challengers, ce mélo bisexuel qui concurrence en effronteries de montage toutes les pubs pour Monster ou Rockstar Energy, est un épitomé du projet plastique que représente le monde du cinéma multiplexe, comme les gros films de la MGM des années 40 et 50 le sont du movie palace. Plusieurs noms au générique nous le laissent penser : J.W. Anderson, qui a travaillé pour Prada, Loewe, Versace, et avec Rihanna pour sa tenue de concert du Super Bowl, est le costume designer du film. Melissa Lombardo, qui vient du monde des clips, en est la production designer. Zendaya, vedette, mais aussi productrice du long-métrage, a pu profiter d’une costumière attitrée : Kate Abraham, qui a débuté dans la confection de robes de mariée, comme pour ne rien négliger de la cartographie des boutiques qu’on a l’habitude de retrouver dans les grandes galeries commerciales.

En l’état, l’œuvre nous interroge : nous nous sommes souvent sentis enthousiasmés, emportés par les péripéties romantico-sexuelles de ces incroyables et émotionnellement fulminants dieux du stade. Mais nous nous sommes aussi demandés si cette sensation était un émoi sincère de cinéma, ou, plutôt, un rappel cynique du fait que personne n’échappe jamais tout à fait à son époque. Challengers, on peut en être sûr, est un parpaing de cinéma d’effets : on a beau tenter de se terrer derrière des adblocks pour fuir les pubs, le rusé renard Guadagnino nous en ramène les codes sur nos pas de portes. Et, puisqu’il y a eu, en interne chez Amazon, de réels débats sur la sortie ou non de Challengers en salles plutôt que sur la plateforme Prime Video*, on peut se demander si ce film hyperactif n’est pas l’annonce d’une crise à venir pour les multiplexes, comme les movie palaces en connurent une désastreuse dans les années 60.

En 2006, Patrick (Josh O’Connor) et Art (Mike Faist) partagent une de ces meilleures-amitiés « à la vie, à la mort » qui existent beaucoup dans les films sur les athlètes. Ils actent cette dernière en remportant ensemble le trophée junior de l’US Open en double, là où ils rencontrent Tashi (Zendaya), une étoile montante de leur discipline. Va alors s’engager, entre les trois jeunes gens, un triangle hormonal et amoureux dont on ne sait jamais trop qui utilise qui et qui jalouse quoi. Tashi va sortir un temps avec Patrick, avant de souffrir d’une blessure disqualifiante et de se séparer de lui. Une décennie plus tard, la voilà mariée à Art, qu’elle coache, et à travers qui elle vit un peu par procuration. Un hasard du destin mènera Art et Patrick à s’affronter, lors d’un tournoi mineur. Le duel entre ces deux titans à la dérive va-t-il être une façon pour ce trouple d’exorciser ses regrets, ses courbatures du cœur ?

Si le synopsis de Challengers paraît direct, c’est parce que le film, par nature, est plutôt narrativement frivole. L’intérêt du long-métrage n’est pas de gratter une complexité d’écriture ou une densité psychologique sous une surface Adidas. C’est plutôt de nous présenter, presque sous la forme non-linéaire d’un DJ set, la vie de ces trois figures attirantes. Il nous faut le lui concéder : Guadagnino a bien une maîtrise intuitive et elliptique des formes qu’il mobilise. La construction de son récit retient notre attention, elle nous captive. Mais, régulièrement, fatalement, Challengers se laisse choir vers des écueils qui nous font penser qu’elle est l’adaptation gros format d’une pub GoSport. C’est, pour le meilleur, pour le pire, pour le plus ostentatoire, une œuvre qui nous fait dire « Ça fonctionne », voire « Ça fonctionne très bien ». Très peu « Ça m’a ému », jamais « Ça m’a interrogé ».

Motus gratia motus : La poétique de Guadagnino.

Challengers, comme une composition d’eurodance, est fait de hooks plutôt que de couches qui pourraient offrir à un auditoire plusieurs écoutes répétées et enrichissantes. Le film a été moulé par-dessus un squelette fait de tous petits riens incisifs et envahissants pour l’esprit. Il reste en tête plus qu’il ne s’intègre organiquement à notre façon de percevoir le cinéma. Le film de Guadagnino dure 2 heures et 10 minutes mais, alors que sa longueur devrait lui permettre des variations de rythme, l’œuvre continue de bouger, de se comporter comme ces spots sur YouTube qui ont 5 secondes pour venir titiller notre hormone du plaisir en nous tapant dans le mésencéphale. Et, comme ces spots tendent à le faire, Challengers s’impose à nos instincts audiovisuophiles les plus primaires en nous faisant anticiper des mouvements satisfaisants, puis, en les relâchant tout d’un coup. D’une certaine manière, Challengers nous fait faire le chemin entre les vues Lumière, les Vine et les TikTok : On peut ressentir une décompression, un affranchissement certain, en assistant avec attention à un déplacement étudié dans un espace. D’ailleurs, le critique américain Steven Nguyen Scaife s’est amusé à comparer ce qu’il avait ressenti face aux vues subjectives de balles de tennis et de sneakers du film, à l’effroi et à la surprise qui appartinrent aux premiers spectateurs de cinéma lors des projections de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat.

Sur le plan sonore, l’œuvre trouve ses idées les plus pertinentes, les plus passionnantes quand elle choisit de se subordonner à la bande originale de Trent Reznor et d’Atticus Ross. Challengers, en tant que film, est en effet meilleure moitié de symbiose pour les compositions de ce duo de musiciens qu’il n’est quoi que ce soit d’autre. Si nous devons garder une chose du long-métrage, ce sera bien ce travail musical d’orfèvre qu’auront signé deux artistes audacieux et inventifs. Reznor et Ross ont choisi de s’économiser, ces quelques dernières années, dans leur production pour le cinéma. Si c’était la condition pour qu’ils puissent avoir les forces d’écrire une bande-son de cette qualité, nous ne leur en tenons pas rigueur ! Comme on pouvait, à l’époque et encore aujourd’hui, acheter des vinyles qui compilaient les morceaux les plus marquants d’un Ennio Morricone, on sait qu’il y aura, dans le futur, toute une génération qui aura vécu certaines de ses expériences les plus intimes vis-à-vis de l’art avec l’électro de Reznor & Ross dans les écouteurs. La bande originale de Challengers est éclectique, propulsive et épileptique. Elle contient des morceaux qui sont de véritables must-listen. En regardant le film, on ressent presque en temps réel l’impression que notre mémoire à long-terme s’élargit afin d’absorber en elle des bribes de cette parade instrumentale. C’est une sensation importante ! Mais, bien que c’est effectivement une initiative de, et une qualité propre à Guadagnino que d’avoir taillé son film de sorte à ce que soit cultivée cette liberté musicale, on finit par se demander si Challengers est tellement plus que le jardin où a poussé cette BO. On souhaite presque que l’atlantien overbooké Steven Soderbergh nous fasse la suite de son remontage des Aventuriers de l’Arche Perdue en noir et blanc sur la BO de The Social Network** avec celle de Challengers.

Guadagnino porte en lui une dialectique : d’un côté, c’est ce réalisateur admirable qui fait des films qui ne se ressemblent pas. En suivant sa carrière, on pense facilement à la théorie des auteurs dans sa version originale des Cahiers du Cinéma, c’est-à-dire celle qui s’intéressait à des artistes comme Jacques Becker, lesquels réussirent à insuffler une maestria et un œil inimitable dans un corpus autrement disparate. On pense même que Guadagnino souffre peut-être des paramètres auteuristes contemporains : les dithyrambes critiques qu’attirent ses films nous font imposer, sur ceux-ci, une espèce de sentiment d’importance unifiante malvenue. Les explorations de Guadagnino sont bien plus fluides et jazzy que les éditos-rétrospectives de sa filmographie ne le laissent à croire. D’un autre côté, c’est aussi ce réalisateur qui va trop vite, qui ne digère pas, ne décante pas tout à fait les outils qu’il emploie. Dans Challengers, une scène de ralenti saccadé nous a fait rouler des yeux. Guadagnino aura beau employer des gros spots rouges figuratifs, il n’est pas Wong Kar-Wai. Challengers est un film trop beau pour se permettre de ne pas être poli. Il parvient à être mille fois plus inauthentique en employant ce pseudo-step-printing qu’il ne l’est quand sa caméra est Fincherienne, cadrant derrière des murs invisibilisés ou sous des sols transparents. L’un dans l’autre, c’est paradoxal : Challengers commet une poignée de fautes, qu’on pourrait peut-être oublier. Surtout, Challengers aligne une litanie de réussites, mais celles-ci nous font dire qu’il n’est pas vraiment un grand film – Seulement un grand triomphe de réalisation et de production.

*Des débats dont souffrirent aussi Ferrari et Road House.

**Disponible à cette adresse : https://extension765.com/blogs/soderblog/raiders. Nous conseillons à tous les cinéphiles de visionner cette version d’Indiana Jones. Outre l’originalité de la démarche, il nous semble que ce remontage provoque en effet un émoi sincère de cinéma.

Titre original : Challengers

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Durée : 131 mn


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