Catch 22 (Mike Nichols, 1970)

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Un cauchemar sans queue ni tête, doublé d´un beau `shoot´ dans les couilles de l´Amérique. Éclipsé la même année par « M.A.S.H. » de Robert Altman.

Si l’on s’en tient à l’article 22 – le fameux « catch 22 » – du règlement : tenter de se faire passer pour fou afin d’aller ensuite demander sa suspension s’avère totalement inutile. Celui qui veut se planquer n’est pas vraiment cinglé. Déserteur démasqué ! Suspension refusée. Les frapadingues devront prouver qu’ils le sont réellement. Chef, oui chef !
 
 

Le roman de Joseph Heller a inspiré un rêve étrange et confus à Mike Nichols. Des aviateurs coincés dans une maison hantée. Plouf, plouf. L’un d’entre eux se fait poignarder. C’est Yossarian. Ce couteau, semble-t-il, on l’a déjà croisé dans Psychose… Yossarian, on le revoit très souvent hurler comme une fillette, ou perdre son sang froid. Ce branleur serait donc le héros… On l’a même aperçu nu, plus tard, perché dans un arbre à l’enterrement… De qui ? Snowden. Un jeune homme. Presque, un enfant. Dans une carcasse volante percée de courants d’air, il avait froid, et Yossarian lui a prêté son blouson. Puis, Dieu sait pourquoi, l’infirmière s’agitait nue sur un radeau. Avant qu’elle ôte sa blouse, on se serait presque cru dans un film d’Angelopoulos… Même symbolisme onirique, un peu surréaliste, dans un registre différent. Yossarian a coulé avec la blouse que son fantasme lui a jeté mais, contrairement à Jean dans L’Atalante : nulle vision aquatique. Il a dû attendre pour entrevoir sa promise, dans une rue de Rome, sur la tonitruante musique de 2001, l’Odyssée de l’espace : « Ainsi parlait Zarathoustra », de Strauss.
 
 

Quand était-ce, d’ailleurs ? Plutôt flou. Du temps s’écoule avant qu’on ne le devine. Pendant la seconde guerre mondiale, peut-être. Oui : on a mangé des spaghettis sur la Piazza Navona. Une pute était assise sur les genoux de Nately. Nately avait la tête de Garfunkel. Il avait l’air d’un ange. Yossarian, lui, est si désagréable, il braille sans arrêt. Zéro flegme : il n’a pas la classe d’un James Bond. Et s’il était juste normal ? Pourquoi n’aurait-il pas la trouille ? Qui ne serait pas dérangé à l’idée de se faire canarder à bord d’un bombardier ? Rambo. La bagatelle, pour lui. Il en faut plus à un warrior pour être indisposé. On n’a quand même pas vaincu les allemands en se pissant dessus… Et pourtant des fois c’est légitime : un jour, Milo a volé le parachute de Yossarian, pour en troquer la soie contre un régiment de statues… Milo, aussi on ne peut pas le rater, il sème ses cartes de visite partout. Son sigle : M&M, reconnaissable entre tous. Il a reçu des caisses de ces sculptures, sur la plage, avec des tomates. Pourquoi faire ? Mystère. On a du mal à recoudre le canevas. Plein de choses restent en plan…
 
 

Les élans amoureux de Yossarian, notamment. Yossarian a d’abord essayé de se taper l’infirmière : ça s’est soldé par un genou dans les couilles. Elle était bandante. Mais Yossarian a l’habitude de s’emballer, puis de recevoir de grosses gifles. Quand Orson Welles a débarqué avec sa bombasse d’adjudante, et son surplus de nibards, les soldats avaient tous la gaule. Ils ont vite débandé lorsque l’ogre général Dreedle les a menacé de tous les fusiller s’ils continuaient à gémir bêtement. La guerre aussi, les canons, c’est sexy mais ça fait vite débander. On se lasse vite de pisser des obus au quatre coins de son territoire. Misère ! Combien d’années dans le désert à se branler seul sous les draps ? Impossible à dire, on ne voit même pas l’horizon. D’un côté l’océan, de l’autre, les dunes de cailloux. En fait, si. L’horizon est omniprésent, mais on a quand même l’impression d’être encerclé. Par le vide peut-être, il n’a jamais été aussi palpable. Le ciel est si pesant, il reste bleu, c’est insupportable… C’est à peine si on distingue les aviateurs les uns des autres. L’uniforme, sûrement. Leurs propres parents s’y méprennent !
 
 

 

Garfunkel et le capitaine Orr se ressemblent vaguement. L’un meurt, l’autre pas. Orr est immortel. Quand l’aumônier, Anthony Perkins, l’a croisé, il ruisselait encore de flotte, paisiblement assis, fraîchement rescapé d’un violent amerrissage. Pour la première fois de sa carrière, Perkins a eu l’air sain d’esprit. D’après les psychanalystes, dans un rêve : peu importent les personnages, qu’on les connaisse ou non, ils incarnent tous une obsession, une névrose. On n’est guère très sûrs de leurs têtes. On ne sait plus trop qui est qui, mais paradoxalement, on sait parfaitement qui fait quoi. C’est pareil dans Catch 22. On a déjà croisé tout le casting – prestigieux – au cinéma. Déjà vu les acteurs. Déjà vu certaines scènes… Déjà vécu ça. Yossarian tourne en rond dans son bocal. Plus on avance, plus on s’enfonce avec lui dans les méandres de ses souvenirs, mêlés à son présent, ses absences, ses chimères. Jusqu’au trauma récurrent, le plus profond : une blessure incurable, la mort du jeune Snowden, de quoi salement vomir ses propres tripes.

L’humour dans le danger, c’est ça la force de l’Amérique !

L’inconscient de Yossarian mouline les visions morbides en profondeur de champ, anxiogènes ou décalées, moteurs de l’ironie cruelle déployée tout le long de cette vaine psychanalyse. La réalité a son contrepoint refoulé, néanmoins les délires subconscients sonnent parfois plus vrais que le décorum factice tenant lieu d’évidence. Les espaces théâtraux, les infirmières pulpeuses, les momies burlesques alitées… Où filent les blessés ? Au dispensaire ou à l’asile ? On voudrait bien rire à gorge déployée si celle-ci n’était pas si serrée, un peu comme dans le Docteur Folamour de Kubrick. Les transitions poussent la logique à la limite de la démence. Les plans séquences imprévisibles nous confinent à l’impasse, dans un dédale d’absurdités. On pensait qu’Ariane nous en sortirait : elle bosse dorénavant pour Milo. Son capital lui a permis d’ouvrir une maison close à Rome, aussi rigoureuse et organisée qu’un magasin Ikea. Luciana avait pourtant promis sa main à Yossarian : on y croyait. Son cul moulé dans sa robe blanche, Yossarian était prévenu pourtant : sa dulcinée n’était pas une vierge et encore moins une sainte. Si la libido rend aveugle, la guerre rend sourd. On ne s’entend même plus crier sous le bruit des réacteurs.
 
 

Le colonel Charybde/Cathcart et le lieutenant Scylla/Korn attendent et jubilent la bouche ouverte à l’idée de mâchonner les os croustillants de leurs sous-fifres. Notre premier, porc arrogant, reçoit littéralement sur le seul trône qu’il mérite. Notre deuxième, le roquet autoritaire ganté de cuir noir, pue férocement le nazi. On parle bien de l’armée américaine ? Plus si sûr. Le major Major lui-même n’arrive pas à se décider : avec ou sans moustache ? Roosevelt, Churchill, Staline ? Les portraits valsent au mur de son office, au fil des prises. Quant à Milo, les dents blanches et l’haleine fraîche : on lui donnerait le bon dieu sans confession. Trop de coton importé ? Pas de problème ! Pour nous, Milo se débarrasse du superflu : en faisant pilonner la moitié de la base, dans une débauche du feu de l’Enfer. Après la hiérarchie : la raison d’Etat, l’économie. Pas de bras de fer réussi sans gabegie de matériel, sans sacrifice de chair humaine. La victime idéale : l’agneau frisé Nately. C’est sa pute qui va être mécontente ! Ils avaient prévu de se marier, Nately voulait la ramener aux Etats-Unis, elle y aurait eu une vie plus honorable, plus hygiénique. Le Paradis !
 
 

On aura beau se murer derrière nos livres d’histoire, on n’empêchera pas la putain italienne de vociférer… Assassino ! Tarantino n’a rien inventé récemment, en couronnant d’épines peu catholiques la gloriole des américains. Il a juste un peu forci le trait. La défaite aux salauds, la victoire aux bâtards ! Il n’y a pas de guerre propre. L’ennemi, où est-il ? Dans Catch 22, c’est l’armée, elle-même.

Rome a été détruite, la Grèce a été détruite, la Perse a été détruite, l’Espagne aussi. Toutes les grandes puissances. Pourquoi pas vous ?

L’hégémonie américaine flambant neuve contre l’antique Europe ruinée. Peu de temps avant, dans un lupanar miteux, à mi chemin entre le musée et le dépotoir, le naïf Garfunkel s’entretenait avec Marcel Dalio, le marquis de la Chesnaye de la Règle du jeu – une autre histoire de chasse à courre, d’un standing plus classieux… Le Démon mettait à l’Ange le nez dans son purin puritain. On aurait presque de la sympathie pour le vieil opportuniste malsain. Mourir pour sa patrie : foutaises. Il faut être fou pour être prêt à donner sa vie à la nation. Nately l’était assez. Comme quoi, l’article 22 ne fonctionne pas si bien. Il aurait dû être suspendu … Comme quoi la raison d’Etat peut se révéler plus folle qu’un code militaire… Pour produire des héros, il faut bien s’appuyer sur les patriotes forcenés. Une armée de Yossarian, à l’esprit si critique, n’irait pas très loin.

Quant à Orr, nous le pensions suicidaire et azimuté, prêt à tout risquer au combat… Le héros miraculé a finalement réussi à rejoindre la Suède à la rame. Tous ces actes de bravoure : des tentatives de désertion ? Quelle arnaque…
 
 

 

Sortis du film comme d’une épave, notre cerveau est un peu embrumé. Se découpent clairement les silhouettes, quelques architectures métaphysiques qu’on croirait peintes par De Chirico. Des faciès marquants. Des fenêtres en trompe l’œil. Des flashes. Toujours les mêmes. On a la désagréable sensation d’avoir pissé dans un violon. Ce cauchemar là, on ne l’oubliera pas, un peu comme celui où, poursuivi par un prédateur, on court au ralenti : on aimerait bien avancer, mais on reste englués. Pour peu qu’on ait un revolver pour se défendre, lorsqu’on tente de s’en servir, il tire forcément à vide. Nous avons au moins la chance de nous réveiller… Malheureusement, on doute que Yossarian arrive un jour à sortir de son piège à rat. Du moins, autrement qu’en camisole de force…

Titre original : Catch 22

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Durée : 122 mn


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