Canine (Kynodontas)

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Un film subtilement déstabilisant, qui dépeint la vie d’une famille vivant en huis-clos. Fascinant.

Première séquence. Nous sommes dans une salle de bain : trois enfants imaginent un jeu pour occuper leur temps. Voix enfantines, idée absurde voire dangeureuse, questionnements, hésitations, jusque-là rien qui semblerait anormal si d’emblée les plans longs et fixes sur les corps et les visages ne jetaient violemment le spectateur contre le mur du doute : est-ce un jeu dans le jeu ? Ces jeunes adultes jouent-ils aux enfants ?…
Canine est un film dérangeant, qui bouscule nos habitudes, nos repères et nos pensées les plus stables. En un mot, il déroute et nous entraîne sur une voie que nous n’avons jamais empruntée. Nous voici plongés dans une sorte de huis-clos où nous assistons au quotidien d’un couple élevant leurs trois enfants, deux filles et un garçon, selon des règles bien particulières. Nos connaissances les plus basiques sont bousculées, renommées, redéfinies dans un univers où un avion n’est qu’un jouet, où le téléphone est réduit au rang de salière, et un chat transformé en une créature féroce capable de déchiqueter un être humain – et les plans fixes de la caméra sur des objets du quotidien semblent être une invitation à réinterroger l’essence même de ces objets… Si le langage peut être source de malentendus, il est également source de compréhension et d’appréhension du monde.

Ainsi, la vie de ces grands enfants, leurs jeux, leur entraînement physique, leur sexualité et leur idée du monde restent conformes aux étranges principes inculqués par leurs parents – qui souhaitent les voir purs de tout lien avec l’extérieur –, puisqu’ils n’ont pas de moyen de comparaison (leur seul contact extérieur est Christina, agent de sécurité dans l’entreprise du père, payée pour assouvir les besoins sexuels du fils). Pour dissuader leurs enfants de sortir, les parents font jouer la peur de l’inconnu et de l’« au-delà » (l’au-delà de la maison, située en périphérie de la ville). Cependant leur est laissé l’espoir (afin d’éviter toute rébellion, qui semblerait inévitable sinon), de pouvoir sortir le jour où une de leur canine tombera, et de conduire le jour où elle repoussera (la règle étant qu’il est impossible de sortir sans voiture, l’environnement extérieur étant trop dangeureux…).


 

On pourrait être tentés de faire un rapprochement avec le film de M. Night Shyamalan, Le Village (2003), parcouru aussi d’angoisses primitives et d’aspirations universelles. Pourtant, même si nous retrouvons l’idée du mensonge collectif monté dans le seul et unique but de préserver une certaine vie en communauté, non seulement Canine n’a rien d’un thriller, mais sa puissance réside en plus dans sa faculté à interroger de façon réellement profonde l’essence même de la nature humaine et sa capacité – ou pas – à rester vierge de toute empreinte extérieure, en même temps qu’il parle de manipulation de l’esprit humain… C’est ce qui fait toute la force poétique, la puissance évocatrice de ce film : en se demandant quelle est la part d’animalité et quelle est la part d’humanité qui sont immuables en l’homme, Yorgos Lanthimos, le réalisateur, montre les limites de la malléabilité du psychisme humain. Peut-on dresser un enfant, ou même un homme, comme un chien ? (Et là c’est à Danny the Dog, de Louis Leterrier, que nous pensons…) Car malgré les scènes très évocatrices où le père dresse ses enfants et sa femme en les forçant à s’entraîner à aboyer à quatre pattes, où les soeurs se lèchent mutuellement, où la fille cadette vient réveiller son père en le léchant sur la poitrine jusqu’à ce que celui-ci pose une main bienveillante et amicale plus que paternelle sur sa tête, où le fils assouvit de manière automatique ses appétits sexuels réglés par la bonne volonté du père qui lui envoie régulièrement Christina, tout cela complété par ces moments où la caméra ne filme que des corps généralement à demi dénudés – la tête se trouvant de temps en temps volontairement hors champ –, malgré tout cela, une part humaine, fragile, émouvante reste toujours présente en chaque enfant, largement visible, en filigrane tout le long du film pour atteindre un climax à la fin.

Le besoin de liberté, le désir de voir le monde, de s’émanciper de leurs chaînes est finalement ce qui brûle et consume les deux filles et le fils victimes d’une terrible farce illusoire : ils se tournent vers l’extérieur mais ne trouvent qu’un mur – au sens littéral et au sens figuré. Ils se questionnent sur ce qui semble les attendre un jour mais tout cela paraît aussi grotesque qu’un poisson rouge tournant désespérément en rond dans son bocal… L’attente, l’ennui et le sentiment d’être prisonniers du piège familial sont extraordinairement bien retranscrits par les mouvements lents et longs de la caméras, par une très bonne mise en scène épurée où presque aucun événement extérieur ne vient troubler la vie familiale, et par des situations qui semblent inévitables, comme la scène de l’inceste entre le frère et sa soeur aînée.

Les mensonges parentaux entretenus « pour le bien de leurs enfants », les manipulations dont sont victimes leur progéniture sans le savoir, tout cela renvoie à la question délicate de l’éducation parentale et, au delà, si l’on veut, à toute forme de totalitarisme. Le film interroge les liens parentaux : jusqu’où des parents sont-ils prêts à aller pour consolider ces liens, les conserver et empêcher leurs enfants de partir du foyer ?… Canine dépeint l’absurdité et l’arbitraire de l’éducation et des convenances sociales en général, sans jamais pour autant porter de jugement. Le tragique du film n’est pas la manière dont les enfants sont éduqués, mais le fait qu’aucun d’entre eux (et pas même les parents) ne puisse sortir de cet environnement étouffant clos sur lui-même.

C’est finalement un film empreint d’une rare intelligence et d’une subtilité hautement appréciable que nous donne à voir là Yorgos Lanthimos pour son deuxième long métrage, et qui a été salué chaleureusement au Festival de Cannes cette année (prix Un certain Regard et prix de la Jeunesse) ainsi qu’au Festival de Sarajevo 2009 (prix spécial du Jury et prix d’interprétation féminine), signe certain du renouveau du cinéma grec. Il sera en ouverture du 6ème Panorama du Cinéma Grec Contemporain au Cinéma des Cinéastes, du 2 au 8 décembre 2009.

Lire aussi notre entretien avec Yorgos Lanthimos

Titre original : Kynodontas

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Durée : 96 mn


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