Autant en emporte le vent, plus grand succès commercial de tous les temps (en dollar constant les Titanic et Avatar de Cameron sont bien loin du compte) est un triomphe sur bien des points pour ses participants. C’est une victoire du système studio dont la rigueur, l’organisation et le flair contribueront à d’autres réussites marquantes en cette année 1939 notamment (et pour rester à la MGM) Le Magicien d’Oz aux images aussi ancrées dans l’inconscient collectif que Gone with the wind. C’est également la consécration de Vivien Leigh, jeune anglaise talentueuse et tenace qui sortira victorieuse du casting le plus disputé de l’histoire du cinéma (Paulette Goddard, Lana Turner, Katharine Hepburn, Bette Davis convoitèrent voire auditionnèrent pour le rôle de Scarlett) toutes les jeunes lectrices américaines du best-seller de Margaret Mitchell se rêvant en Scarlett O’Hara. Le Rhett Butler rêvé par ces même lectrices, Clark Gable endossera le rôle avec réticence tant la pression est grande mais de star, il y a gagnera ses galons de légende hollywoodienne.
Pourtant Autant en emporte le vent est surtout le triomphe de celui qui aura ordonné le projet de bout en bout avec l’autorité et la tyrannie d’un général, le producteur David O. Selznick. Ce succès de longue haleine est le symbole de la revanche qu’il a toujours voulu prendre sur Hollywood. Fils du distributeur Lewis J. Selznick qui cultiva très jeune son goût pour l’opulence, il débute tout jeune dans le milieu du cinéma en tant qu’apprenti pour son père auquel il doit succéder. Tout s’écroule lorsque celui-ci fait faillite et le jeune David jure de redorer le nom de Selznick à Hollywood. Fort talentueux, il devient un des producteurs incontournables du milieu en passant par la MGM (où il débute comme apprenti), la Paramount et la RKO, produisant pour cette dernière des grands classiques comme King Kong. Cela ne lui suffit pourtant pas et en 1936 il quitte la MGM pour fonder sa société de production Selznick International Pictures et en profite pour rajouter le fameux O donnant tout le prestige requis à son patronyme.

La séparation est houleuse (mais n’entamera pas leur amitié, Cukor le félicitant même lors du triomphe aux Oscars l’année suivante) et c’est au tour de Victor Fleming d’entrer en scène. Grand ami de Clark Gable, il met celui-ci bien plus à l’aise et confère au film la dynamique qui lui manquait par son énergie et sa rugosité. Cukor cédait à tous les caprices de Vivien Leigh qui cherchait constamment à adoucir Scarlett, Fleming la rudoiera impitoyablement pour qu’elle respecte le personnage du livre (et du script) pour le résultat que l’on sait : un Oscar de la meilleure actrice. Exténué, Fleming quittera momentanément le navire, remplacé une semaine par le modeste Sam Wood avant de reprendre sa place. Wood restera cependant sur la production afin de tourner certaines séquences de seconde équipe d’une production qui a accumulé les retards et les dépassements. Même s’il commet son lot d’erreur de jugements, la vraie force directrice du projet sera donc David O. Selznick. Passionné, exigeant et maniaque, il interfère constamment dans l’autorité de ses réalisateurs (mais trouvera à qui parler avec Victor Fleming) qu’il inonde de mémos pointilleux, aussi ridicules que souvent judicieux sur les détails. Conscient de tenir là le projet de sa vie, son énergie (parallèlement, il produit également le Rebecca de Hitchcock) galvanise une équipe au bord de la rupture. N’en déplaise à la critique française sur la définition du terme, le véritable auteur du film c’est lui.
Apogée et décadence d’un monde


Lors de la longue préparation en amont, Selznick aura la judicieuse idée d’engager William Cameron Menzies à la conception artistique du film. Véritable génie visuel, il a autant évolué dans les productions anglaises d’un Alexander Korda (Le Voleur de Bagdad, l’étonnant film de SF adapté de H.G. Wells Les Mondes futurs qu’il réalise en 1936) que plus tard dans le cinéma hollywoodien notamment Selznick donc pour Duel au Soleil. Il conçoit pour Autant en emporte le vent des dessins très élaborés, d’une puissance évocatrice et d’une grandiloquence qui ancrent le récit dans un passé mythologique flamboyant. L’ouverture enchaîne donc les visions fabuleuses telle cette séquence où les ombres de Scarlett et son père se dessinent au pied d’un arbre gigantesque, un travelling arrière dévoilant ce qu’ils contemplent : l’immensité imposante du domaine de Tara où s’affairent les domestiques, baigné d’un soleil rougeoyant, annonçant déjà le crépuscule de ce monde. La mise en scène inspirée de Fleming offre l’ampleur voulue à ces instants, soutenue par la photo somptueuse d’Ernest Haller (qui remplaça Lee Garmes en cours de film) et le score inoubliable de Max Steiner. Cela est contrebalancé par des moments à hauteur plus humaines mais fonctionnant sur la même idée comme cette fastueuse scène de bal où les fanfaronnades des jeunes sudistes alternent avec le début du triangle amoureux entre Rhett Butler, Scarlett et Ashley Wilkes.

Une fois la Guerre de Sécession débutée, c’est à nouveau par l’innocence progressivement perdue de Scarlett que se dévoilent les visions apocalyptiques du conflit. Infirmeries insalubres saturées de mutilés hurlant de douleur, Atlanta à feu et à sang devant l’imminence de la défaite, le film ose d’insoutenables moments de cruauté renforcés par ce parti pris du monumental. L’instant le plus saisissant restera l’arrivée de Scarlett à la gare d’Atlanta, où d’un mouvement de grue s’offre l’ampleur de la débâcle sudiste avec ces soldats blessés à perte de vue. Dans cet enfer peuvent pourtant s’élever des moments plus nobles, toujours teintés par l’ambiguïté des intentions de Scarlett : l’accouchement dans la douleur de Mélanie, la fuite héroïque d’Atlanta dans le chaos et surtout ce baiser arraché à l’héroïne par Gable perd toute la distance ironique arboré jusque-là pour une déclaration d’amour violente et passionnée. Le retour à Tara désormais ravagé obéit de manière inversée à l’ouverture. Désolation, misère et famine répondent à l’opulence d’antan. Désormais Scarlett n’aura pour but que de rendre leur lustre perdu à ses terres, la seule chose qui importe finalement comme lui déclara son père en d’autres temps plus heureux. Fleming reproduit le même mouvement de caméra que celui du début avec la seule Scarlett cette fois en garante de la fierté sudiste. Tandis que sa silhouette farouche se dresse sous un ciel écarlate, elle hurle à la face du monde que plus jamais elle ne veut à nouveau ressentir cette faim qui la tenaille, voir cette pauvreté qui l’entoure. A n’importe quel prix…

"Frankly my dear, I don’t give a damn" : romanesque ?


Le film jusque-là à l’équilibre narratif parfait cède un peu trop dans son dernier tiers à l’avalanche de péripéties (plusieurs morts tragiques interviennent en un laps de temps trop court) pour creuser le fossé entre Rhett et une Scarlett qui a ouvert les yeux trop tard. Le supposé archétype du film romantique se termine donc en forme de camouflet magistral pour son héroïne à travers cet échange cinglant.
– Scarlett : "Rhett, Rhett… Rhett, if you go, where shall I go ? What shall I do ?"
– Rhett : "Frankly, my dear, I don’t give a damn.

C’est dans cette absence de compromis que le film trouve pourtant son essence romanesque. En élevant à des proportions monumentales par son cadre les conséquences d’une incompréhension mutuelle, d’une romance avortée, le film parle à tous. A ceux entretenant la rancœur de celui qui les a tant fait souffrir, à ceux qui vivent dans le souvenir de l’être aimé perdu et surtout à ceux qui vivent dans l’espoir jamais éteint de le reconquérir un jour…
C’est d’ailleurs sur cette note d’espoir que se conclut le film en alliant cet ode au Sud à la puissance romanesque du récit. C’est par Tara, berceau de sa force et de ses origines que Scarlett va peut-être un jour pouvoir retrouver Rhett. Une fin ouverte et fantasmatique* parmi les plus belles de l’histoire du cinéma.
After all… tomorrow is another day.

* L’inévitable suite viendra d’ailleurs très tardivement avec le roman Scarlett de Alexandra Ripley Scarlett et son adatpation en médiocre feuilleton télévisé où Joanne Whalley et Timothy Dalton reprennent les rôles mythiques.