Apocalypse Now Final cut

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Sa sortie en 1979 fut un évènement et aujourd´hui encore, l’audace de sa forme, la force de son propos laissent sonnés. Jusque dans ses ambiguïtés, il est un film incontournable sur la guerre du Vietnam, parabole édifiante sur la morale et l´humanité, et sur la manière dont on perd les deux. La version final cut ressort en salles en version restaurée.

Odyssée moderne

Aborder Apocalypse Now, c’est se retrouver face à un objet cinématographique totalement hors-normes. La création du film fut une aventure cauchemardesque, entre un tournage aux Philippines émaillé d’incidents (un typhon pour les décors, un infarctus pour Martin Sheen) et un réalisateur au bord du suicide et du divorce. Au final, il en sortit un film au montage resserré – rallongé d’une heure dans la version Redux de 2001.

Le film occupe aussi une place à part de par son thème, la guerre du Vietnam. Celle-ci vient juste de se terminer (en 1975-76) et peu de films l’ont traitée – surgit alors l’œuvre de Coppola, très attendue. Elle est présentée à Cannes, où elle déclenche des polémiques virulentes et où elle repart avec rien moins que la Palme d’Or !

 

 

Inspirée du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres (1898), l’action du film se situe en 1969, à un moment où l’armée américaine doute de pouvoir remporter la guerre. Le capitaine Willard reçoit pour mission de retrouver, pour l’éliminer, le colonel Kurtz qui s’est construit dans la jungle un empire sur lequel il règne par la terreur. Willard suit alors un parcours difficile sur un fleuve pour atteindre la frontière et Kurtz – voyage qui le mène en fait aux confins de ses propres abîmes.

Apocalypse Now n’est pas tant un film de guerre qu’un film sur la guerre. Le film recèle une dimension épique ; Odyssée des temps modernes, son Ulysse est ici Willard, un militaire drogué de la guerre, ainsi qu’il se présente lui-même, alcoolisé et visiblement en manque d’une nouvelle mission. Avec Coppola, la guerre devient un voyage, dans les deux sens du mot anglais trip : un voyage physique (la remontée du fleuve) et un autre, métaphorique, par analogie à la drogue (voyage de Willard en lui-même amené par sa voix off récurrente). Ce trip halluciné, surréel, ouvre avant tout une réflexion sur la folie de la guerre, qui aurait pu se situer dans bien d’autres contextes historiques. Dès lors, tout est dans la distanciation, progressive mais radicale, qu’opère Coppola vis-à-vis du style réaliste qui prédomine habituellement dans les films de guerre.

« La guerre s’est faite film, le film se fait guerre » (Jean Baudrillard, à propos du film)

L’irrationnel détermine en effet tout le film, où le moindre élément semble sorti d’un rêve de drogué. Coppola ne cherche pas à faire une critique de la guerre : son film tient de l’opéra, du mistere médiéval, du spectacle de music-hall, de la vision psychédélique. Il est conçu comme une expérience sensorielle violente, inédite, où le spectateur doit être pris dans un véritable processus hallucinatoire. D’où l’ambiguïté intrinsèque du film, qui a partie liée avec l’idée de jouissance, et même de beauté fascinante de la guerre, exprimée par un véritable spectacle de la guerre.

Grande équivoque s’il en est que ce film aux moyens spectaculaires, ceux-là mêmes promus par la guerre. Coppola use d’effets technologiques produits par les projecteurs, fumigènes, fusées éclairantes et d’autres effets électroacoustiques ; il brouille ainsi les frontières séparant la réalité du film de guerre et celle de la guerre filmée. Sa mise en abîme est parachevée par sa propre intervention dans le champ du film, à simuler la mise en scène d’un reportage de guerre pour les actualités.

 

 

La théâtralité obscène de la guerre, son caractère fantasmé, s’expriment d’autant plus crûment. Le Vietnam est un Disneyland géant – un rêve aux couleurs de l’enfer. Les détails de maquillage et de costume le soulignent : un combattant peint son visage sous l’emprise du LSD ; la boue colle au visage de Willard et, sous la lumière ambrée du chef opérateur Storaro, ressemble à un fond de teint de théâtre ; Dennis Hopper arbore un vêtement rapiécé qui évoque celui d’un arlequin ; les guerriers de Kurtz sont maquillés de blanc ; et surtout le décor final évoque un grandiose décor d’opéra.

A chaque nouvel arrêt du bateau, un spectacle prend place et un pas supplémentaire vers la folie est franchi. Parallèlement, le film se fait visuellement plus onirique. Il y a d’abord l’attaque de cavalerie de Kilgore (Robert Duvall), feu d’artifice à l’ironie acerbe, où la troupe d’hélicoptères anéantit au son de « La chevauchée des Walkyries » de Wagner un village vietnamien pour pouvoir y surfer. Plus loin, le contraste brutal du noir de la nuit et du blanc des spots, tels des projecteurs de cinéma ou de théâtre, donne au show des playmates une aura mortifère . A la fin, le film baigne entier dans la lumière morbide des bruns et des mordorés.

La démesure insolente, l’excès outrancier du film répondent à un besoin précis, même si ambigu. Le Vietnam ici est mythique (les Vietnamiens toujours hors champ), car la fiction bute sur l’impossibilité de raconter une histoire tirée de cette réalité. Alors, la place est laissée à la parabole, la réflexion métaphysique et symbolique. Le style du film change et trouve son paroxysme dans la fascination d’un visage, celui du colonel Kurtz.

De l’horreur technicisée à la nature, et retour

Le Vietnam est oublié. Le fleuve est remonté, de la civilisation à l’état sauvage qui fait retour à travers flèches, javelots, peintures du visage et du corps. Or derrière le visage de la nature originelle, il y a celui de Kurtz, retiré hors du monde des vivants. Kurtz est ce militaire devenu maître – parrain – d’un régime brutal en pleine forêt vierge. Sous les traits d’un Brando massif, Bouddha mégalomane au crâne rasé et à la voix doucereuse, il est guerre faite homme. Sa démence est celle d’un prophète porteur d’une «apocalypse», d’une «révélation» : il a vu la vérité de son époque, l’horreur guerrière.

Cadré en gros plans, il est une bouche qui dévide son secret, sa confession recueillie par Willard. Mieux, il est son double, le reflet de sa toute-puissance furieuse ; et Willard doit justement abattre cet autre soi (mission préfigurée au début du film par le miroir qu’il brise dans sa chambre d’hôtel) et doit surmonter sa tentation de devenir lui-même un tyran – il tue Kurtz au cours d’une scène dont la signification de mise à mort rituelle est soulignée par le montage parallèle avec le sacrifice d’un buffle. Là, Coppola dit combien la pureté primitive est à jamais inaccessible, car l’Amérique a perdu son âme au Vietnam, y répétant le meurtre fondateur, l’extermination de l’Indien, du Père.

 

Son pessimisme est total, sans issue : son récit est pris dans une logique circulaire illustrée dès l’ouverture par des fondus enchaînés entremêlant le tournoiement visuel des pales d’un ventilateur, le tourniquet sonore des pales d’un hélicoptère et le cercle dilaté de la pupille de Willard. Le cercle de l’horreur, de la colonisation (scène de la plantation française) à l’impérialisme américain, tourne sur lui-même, enfermé dans un temps incertain, entre passé remémoré, présent au devenir imprévisible, et pure fabulation hallucinée. Le titre le dit bien : la révélation de cette «apocalypse» marque une fin que le commencement porte déjà en son sein et qui s’amorce «maintenant ». Ne reste plus que le son de « The End » des Doors, souffle brûlant qui ouvre et clôt le film.

Au bout du voyage se trouve donc le noyau sombre dissimulé à l’intérieur de l’homme et que la civilisation n’abolira jamais – l’essence à laquelle on peut réduire chaque guerre. Telle est la philosophie de ce film, travail d’un cinéaste visionnaire et intransigeant, œuvre simplement exceptionnelle.

Titre original : Apocalypse Now

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Durée : 150 mn


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