
De portraits en contraste…
D’emblée le film donne le la, et c’est comme si le fantôme du génie observait, depuis l’éternité de son prestige, les plaintes misérables du traître. Dans les rues enneigées d’un soir d’hiver viennois, un cri retentit, déchirant le silence de la nuit : « Mozart, je t’ai tué ! Pardonne-moi ! ». Quand une suite de notes funèbres éclate en contre-point, le lyrisme ampoulé de la situation – Salieri tentant de racheter sa lâcheté en se donnant la mort – prend une tournure résolument grotesque : cette créature bouffie de rides, prête à ramper pour quelques miettes d’un pardon inaccessible, échouant jusqu’à son propre suicide, n’est pas à la hauteur de la puissante musique qui daigne l’accompagner. Salieri est l’archétype de l’homme promis à un destin sans grandeur – un véritable « Saint Patron des médiocres », tel qu’il se définira lui-même, dans un éclat de rire, au terme du parcours. Pourtant, dès sa rencontre avec Mozart, ce compositeur pétri d’arrivisme opposait secrètement au projet du jeune virtuose (exalter l’homme et le monde par une musique à nulle autre pareille), une ambition non moins grande : s’insurger, sur fond d’esprit de classe, contre l’arbitraire du génie – pourquoi cet autre, aux attitudes si grossières et arrogantes, plutôt que lui-même, compositeur attitré de la Cour et modèle de bonne conduite ? – en défiant Mozart et, à travers lui, Dieu en personne.
Toute l’ironie repose sur le fait que Salieri, en dépit de sa ruse (Mozart croit le compter parmi ses alliés), se verra à chaque fois dépossédé de ses manigances : lorsqu’il projette d’écarter le jeune visionnaire du cercle impérial, c’est la haute société elle-même qui finit par rejeter cette musique trop novatrice ; quand naîtra en lui, bien plus tard, son double projet d’assassinat et de réappropriation de l’œuvre du maître, Salieri butera à nouveau sur un ordre des choses qui le dépasse, comme si Mozart – pour s’inscrire dans la grande histoire écrite par le film – ne pouvait qu’être promis à une fin digne de son génie. De fait, Amadeus opère un renversement aussi salvateur que cruel en substituant, à l’esprit de classe imposé par l’ordre social, une hiérarchie des intégrités et des ardeurs créatrices. De gestes en paroles, de regards en démarches, Mozart s’assimile explicitement à une force pure et insouciante, mue par quelque énergie obscure et vitale, une véritable puissance d’être, prompte à tous les débordements : d’un corps singulier sur le corps social – par toute une série d’attitudes négligente à l’égard des cadres et des normes –, et d’un esprit sur un corps – le fiévreux compositeur allant jusqu’à se consumer dans son propre art.

La position de Salieri n’est toutefois pas sans s’avérer aussi retorse que poignante : dans cette société qui confond rang et talent, celui qui désire le plus la perte du prodige est aussi le seul à pleinement ressentir et comprendre son incontestable génie. L’acmé d’Amadeus se trouve là, dans ces instants suspendus où un homme du commun contemple, à la limite de la tétanie, la partition d’un autre, contraint à faire l’expérience du sublime en même temps que celle de sa propre impuissance. La composition du Requiem, où Salieri assiste un Mozart alité et livide, à bout de souffle mais transi de musique, entérine cette dynamique, superposant in extremis à la figure rigide du duel celle, plus troublante, du duo. Sur cette crête infime séparant l’admiration de la haine, la complicité de la trahison, le personnage trouve son infernal point d’équilibre, et le film sa beauté la plus secrète, troquant son ironie mordante et virtuose pour une émotion sincère et profonde.