Véritable cauchemar pour esprits cartésiens, Alps repose tout entier sur cette idée géniale – le film a d’ailleurs remporté le Prix du Scénario à la Mostra de Venise en 2011 – que le jeu d’acteur pourrait remplacer le vécu, qu’une reproduction de la vie serait toujours meilleure à prendre que l’absence. S’il fonctionne dans l’ensemble, c’est que le film prend très au sérieux son postulat de départ, déroulant une série de séquences aussi limpides que l’ensemble est fuyant. C’est ainsi que Lanthimos réussit des scènes d’une beauté glaçante, comme ce rapport sexuel entre une des « actrices » et son client, qui exige que ses râles et les mots qu’elle prononce soit conformes à ceux de son épouse. « N’arrête pas, c’est le paradis », mime-t-elle ; il s’arrête une seconde, rectifie : « Divin ». L’humour est là, un peu enfoui, sans jamais ôter du malaise éprouvé durant tout le film. Comme dans Canine, Lanthimos joue des effets de répression et de substitution, même si, il le souligne lui-même, les deux films sont bâtis sur des opposés : dans Canine, il s’agissait d’essayer de sortir d’un espace confiné, le seul qu’on ait jamais connu ; dans Alps, c’est au contraire l’accès à un lieu, à une idée, que recherchent les protagonistes.

C’est que le cinéaste, aussi cynique qu’assez nihiliste, les fait évoluer dans un monde d’interactions vaines, quasi inexistantes, où la neurasthénie est légion, et le fait d’être vivant pas forcément antonymique du néant. La mort est, ici, une marchandise, symptôme d’une société désolée qui idéalise la cellule familiale comme sanctuaire, comme en témoigne la scène, poignante, où l’infirmière prend son rôle tant à cœur qu’elle essaye d’entrer par effraction chez les parents d’une jeune tenniswoman décédée récemment, après que son « contrat » qui les liait à eux a expiré. C’est d’ailleurs la première des recrues à briser les règles nébuleuses édictées par le groupe – elle le payera cher. Tout le film est à l’avenant, interrogation continue sur l’identité et la tenue de l’ordre social par une représentation permanente : pour savoir vivre ensemble et trouver sa place, il faut pouvoir jouer le jeu, tenir son rôle.
Alps se perd parfois dans une posture surréaliste, peut-être victime de son sujet, car en se tenant à distance de toute chaleur humaine, il invite aussi peu à l’émotion qu’à la compassion. C’est un film qui aime tant sa singularité qu’il enchaîne avec gourmandise séquences absurdes et mordantes, brillamment dirigées mais souvent suffocantes. La photo ne ménage pas non plus ses effets : couleurs glacées et ternes soulignent une angoisse de tous les plans, décadrages et flous indiquent que tout individu est amené à disparaître. Alps ne parle d’ailleurs que de ça, qu’on est peut-être déjà mort, que la vie ne saurait se regretter qu’une fois perdue. Lanthimos s’amuse de n’être jamais linéaire (là où Canine assurait une narration plus continue), de perdre son spectateur. C’est fascinant, agaçant aussi. Mais, alors qu’on croyait toute la bande perdue à jamais, le cinéaste offre une dernière scène en forme de récompense : la caméra revient sur la gymnaste, virevoltant sur son tapis. La chorégraphie est parfaitement millimétrée, elle sourit. En fond sonore, de la pop.