Almamula

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L’Emprise des sens

Dans son ancien quartier à Santiago del Estero, au nord de l’Argentine, le jeune Nino est régulièrement la victime d’actes homophobes. Afin d’éviter le scandale et d’être plus près de son mari, sa mère très croyante emmène toute la famille à la campagne pour les vacances d’été. La forêt près de la maison a la réputation d’être hantée par l’almamula, une créature qui s’élève contre quiconque a commis un acte sexuel impur. Quelques jours avant l’arrivée de Nino, Panchito, le petit-fils de Maria, la gouvernante, y a disparu sans laisser de traces. Alors qu’il assiste aux leçons de catéchisme en préparation de sa confirmation, Nino se sent étrangement attiré par la forêt maudite.

 

Et si l’éveil de la sexualité à l’adolescence visait plus haut qu’à assouvir en permanence des désirs charnels impulsifs ? En résumé, c’est le dilemme en apparence inextricable devant lequel se trouve le personnage principal d’ Almamula. Tandis que ses rêves et autres fantasmes sur l’ouvrier au physique séduisant s’inscrivent parfaitement dans le contexte d’une tempête d’hormones faisant rage dans l’esprit et le corps de chaque adolescent, notre protagoniste associe ces sentiments tout à fait ordinaires pour quelqu’un de son âge à une forte culpabilité d’origine religieuse. La foi chrétienne est pour lui simultanément une bénédiction, grâce aux traditions de représentation picturale du Christ, et une cause de perdition, par la faute d’une morale assénée sans cesse par sa mère, incapable de soutenir efficacement son fils malheureux. Par la force des choses, sans l’ombre d’un soutien parmi ses proches, Nino a dû se résigner jusqu’alors à subir les agressions physiques des garçons de son ancien quartier, tout comme la loi du silence au sein de sa famille, où tout le monde cherche en vain la cause hypothétique de son orientation et comment y remédier, au lieu d’accepter leur fils / frère tel qu’il est. L’immense malaise des jeunes gays isolés se manifeste sans ambages dans ce film subtilement militant. La posture de l’acteur Nicolas Diaz, sa façon de se cacher derrière la frange de ses cheveux et ses lunettes, ainsi que son désœuvrement constant, son allure dégingandée, traduisent chez son personnage un état d’esprit souffrant de ne pas pouvoir assumer sa nature profonde. Or, pour combien de temps pourra-t-il encore poursuivre cette mascarade ? Vers quelle issue la dialectique entre ces philosophies de vie diamétralement opposées pourrait-elle mener ?

Au début du film, Nino n’est qu’une boule de crainte recroquevillée sur elle-même. Il n’ose ni s’insurger contre la suppression de ses pulsations sexuelles, ni chercher sérieusement une échappatoire pour ces dernières. Les moqueries de la part de sa sœur aînée, une fausse prude, et les conversations à sens unique, c’est-à-dire en direction du maintien du statu quo moral avec sa mère rythment un quotidien à la chaleur estivale étouffante. Face aux fantasmes pubères tout à fait solitaires, la délivrance de cette chape de plomb de la bienséance n’est pas pour demain. Mieux vaut faire profil bas, lever la main pour demander d’aller aux toilettes plutôt que de confesser publiquement ses péchés en plein catéchisme et rester vague dans son discours auprès des rares personnes de confiance. Après une énième impasse, traitée avec une très belle pudeur au fil de l’eau, la nouvelle solution à tout ce mal-être passablement tragique serait de chercher son salut spirituel ailleurs. Le mélange des croyances, païennes et chrétiennes, est alors vite abandonné au profit d’une immersion corps et âme dans la forêt. Cet habitat naturel, que son père désacralise sans trop de scrupules, demeure d’abord hostile à Nino. Il s’y blesse à des endroits plutôt symboliques du corps, selon un vocabulaire pictural que le réalisateur emprunte directement à l’iconographie chrétienne, voire sulpicienne, bien sûr pour mieux la détourner. Cette réappropriation des formes et des images atteint son apogée lors de l’ultime séquence du film.

Dans ce quotidien surgissent, sans être trop appuyés,  quelques éléments du registre fantastique : un visage noir aux yeux rouges, une silhouette sombre, des blessures telles des stigmates, une forêt avec son inquiétante étrangeté. Cette inquiétante étrangeté est également reliée à des plans merveilleux de beauté et de silence, pour mieux signifier à la fois la menace, le mystère, mais aussi l’élan vers la découverte, non seulement de soi, mais aussi de l’inconnu, de l’almamula :  les plans, comme l’espace, prennent plus d’envergure et de profondeur ; lignes de fuite et lignes d’horizon concourent parfois à cette démarche esthétique et spirituelle grâce aux talents combinés  du réalisateur Juan Sebastien Torales et du directeur de la photographie Ezequiel Salinas. L’entourage familial, l’univers clérical, et même la forêt bénéficient d’un clair-obscur, et d’éléments qui enferment l’adolescent : pièces sans lumière diurne extérieure, végétation imposantes (branches, épines), et même des arrière-plans flous laissent libre place à la subjectivité des personnages, comme une focalisation interne majoritaire qui captive et capture le regard du spectateur.

Drame individuel, œuvre à connotation fantastique, Almamula filme les corps, les émois et les pensées adolescents avec un sens de l’esthétique associé à une description socio-culturelle qui évite les clichés avec subtilité.

Titre original : Almamula

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Durée : 94 mn


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