Aguirre, la colère de Dieu

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Sixième long métrage de Herzog, et peut-être le plus connu, c’est le film dans lequel le réalisateur a mis tout son art. Les moyens sont hollywoodiens, la leçon est shakespearienne et le désespoir, sublime. Kinski, lui non plus, ne manque pas d’envergure…

1560, contreforts des Andes. Une longue procession composée de conquistadors espagnols et de leurs esclaves indiens descend de la montagne au travers des nuages. La moindre chute serait mortelle. On reconnaît les européens à ce qu’ils se servent de leur lourdes épées comme autant de cannes pour avancer. On reconnaît les indiens à ce qu’ils tombent comme des mouches. Deux jeunes femmes en habits de cour, au teint de porcelaine et au port aristocratique, accompagnent l’expédition. La beauté et la fragilité de leur présence au milieu de ce décor grandiose, accentuent encore la poésie d’ensemble. Loin derrière eux, l’Europe de la Renaissance, la chrétienté, les lois du royaume de Philippe II d’Espagne et devant, certainement – il faut l’espérer – « l’Eldorado », l’or des Incas… Gaspar de Carjaval, le moine de la troupe (dont le film est censé reprendre le « carnet de bord »), fait encore semblant de croire qu’il s’est rendu jusque ici pour « évangéliser »…

Filmer comme un indien…

Aux pieds des sommets s’étend le labyrinthe marécageux de la grande forêt amazonienne. Quitter les sentiers escarpés de la montagne pour s’engager dans cette jungle, c’était se confronter à un danger bien plus grand encore. C’est ce que comprend assez vite le commandant en chef Pizarro, qui envoie un petit groupe de « reconnaissance » élucider ce mystère de « l’Eldorado », et s’assurer de la présence éventuelle d’indigènes non soumis. Pedro de Ursua (Ruy Guerra) et Don Lope de Aguirre (Klaus Kinski), seront respectivement « commandant » et « commandant en second » de l’avant-garde espagnole. Suivront quelques soldats, les deux femmes du début (la femme de Ursua et la fille de Aguirre ; charmants contrepoints dramatiques et esthétiques), le moine, un esclave noir (dont la peau devrait effrayer les peuplades locales) et, toujours, les esclaves indiens. C’est l’histoire de ces aventuriers en costumes d’époque, de leurs erreurs et de leurs déroutes successives, de la folie pour le moins ombrageuse de Aguirre, qui ne tolérera pas bien longtemps son statut de « second ».

Mais il s’agira aussi et surtout de la forêt, principale actrice du film aux côté de Kinski… Rien ne semble pouvoir s’interposer entre Aguirre et le trésor des Incas, si ce n’est la nature elle-même ; la faim, la soif, le manque de sel, et la fièvre. Cette nature n’est pas seulement un beau décor, une jolie toile de fond sur laquelle défileraient de façon contingente les divers éléments du récit. Plutôt figure-t-elle la résistance même de la réalité face aux efforts des hommes, plutôt décide-t-elle toujours de la possibilité ou de l’impossibilité des événements. Deux acteurs pour une confrontation : d’un côté Aguirre, qui se tient droit comme un dictateur, qui progresse dans les marécages à coups de canons et de rodomontades, usant de violence à la moindre occasion, et de l’autre, la nature, impassible et souveraine, sur laquelle ce type d’agitation n’a pas prise. Plus Aguirre provoque et plus les éléments l’accablent, plus il entreprend, et plus ceux-ci conspirent contre lui.

C’est que Herzog a fait de la nature un principe dynamique à part entière, en filmant le plus possible son sujet de « façon intime », comme peut-être seul un indien, qui connaît la géographie locale et les contraintes du terrain, aurait pu le faire : à flanc de falaise, au travers des buissons, dans la boue, dans le torrent des rapides, au fil de l’eau. De son propre aveu, le réalisateur a tourné certaines scènes au péril de sa vie… On n’en demandait certainement pas tant mais le résultat est là : une aventure réaliste, extrêmement crédible, dans une jungle humide aux multiples nuances de vert. D’un bout à l’autre de l’histoire, se déploie un dispositif où les « conquérants », toujours perdus au milieu de nulle part, sans aucun repère ni indice, ne font rien d’autre que de lutter, contre la nature, pour leur propre survie. La majeur partie des scènes se déroule sur un radeau qui n’a pas l’air bien solide, et c’est la rivière qui décide du rythme du film. Tantôt rapide et tourbillonnante, tantôt immobile et d’une tranquillité mortelle ; c’est une rivière sinueuse sans horizon, peut-être sans fin, aux rives incertaines, peuplées d’indigènes cannibales qui vous attrapent, vous ligotent, vous coupent la tête et mangent les restes…Tout conquistador plongé au cœur de la forêt équatoriale et croyant pouvoir en extraire l’or ou en percer les mystères, périra au terme d’une lente agonie…

La forêt est d’autant plus terrifiante, son rendu cinématographique est d’autant plus impressionnant, que le cinéaste ne cherche pas à la transfigurer, ou ne l’esthétise pas à l’excès. La nature est artistique en elle-même, pour qui sait la filmer dans sa dimension la plus brute ; inutile de tricher. Herzog a bien compris tout cela et en a fait le grand principe formel et moral de son film.

« Être ou ne pas être » (en enfer)

Don Lope de Aguirre a réellement existé. C’était un vrai conquistador : un meneur d’hommes irremplaçable, un mercenaire téméraire et cruel, un aventurier parmi les aventuriers ; du genre à se rebeller, à faire éclater des mutineries, et même à traiter le très excellent Roi Philippe II d’Espagne de « tyran ingrat »… En s’inspirant très librement de la vie de ce personnage historique, Herzog concilie poétiquement réalisme et réflexion philosophique ; au questionnement sur la nature correspond un questionnement sur la nature humaine. Loin des usages hypocrites et des bonnes manières de la cour, la forêt révèle à l’homme qui s’y perd sa propre nature en négatif. « Triste tropique » : « L’homme est un loup pour l’homme » et au cannibalisme des indiens répond la démesure autodestructrice des européens.

Mais la barbarie espagnole – ou Aguirre en action – a cela d’extravagant qu’elle croit pouvoir soumettre l’univers tout entier à ses caprices. De quoi s’agit-il : de simple ambition, de mégalomanie, d’une forte pathologie maniaco-dépressive? Non pas ; au-delà de ces catégories certes commodes, la barbarie d’Aguirre, c’est sa vanité : thème classique s’il en est, éminemment shakespearien, logique du « je » tout puissant qui se suffit à lui-même provisoirement, se dresse contre les autres et la réalité, avant de retourner au néant. La vanité, c’est la foi en soi, en « je » qui a remplacé Dieu. Depuis le début du film, Kinski ne joue pas à autre chose : ce regard halluciné et perpétuellement défiant, cette impatience qui peine à se contenir, ce pas théâtral artistiquement erratique à la fin du film, cette façon de se tenir toujours digne et fier sur un radeau à la dérive pourrissant au soleil…

Au final, Aguirre est le seul que sa vanité fait tenir encore debout. « La colère de Dieu », c’est la colère d’un ego qui n’est pas repu, qui trouve absolument injuste la condition qui lui est faite et qui, en retour, considère comme parfaitement légitime son expansion à l’infini. C’est la démesure d’un ego grand « comme six fois l’Espagne », qui emplit toute la jungle et les marécages alentours. Aguirre est persuadé que ces territoires lui appartiennent « de droit », parce qu’il les a découverts, qu’il y a posé le pied, de la même façon que le Mexique a toujours appartenu à Cortez, à partir du moment où Cortez l’a décidé. Pour un « conquistador » digne de ce nom, la conquête, la prise des terres par les armes n’est qu’une formalité. L’Eldorado lui-même n’est qu’un moyen : il ne vaut rien s’il ne permet de laisser sa trace, d’inscrire son nom dans l’Histoire, de s’égaler à l’éternité. Seule importe la Gloire immortelle: « Moi, la colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille. Avec elle, je fonderai la dynastie la plus pure que l’homme ait jamais connu. Ensemble, nous régnerons sur la totalité de ce continent »…

La confrontation est tragique et brutale, entre la vanité de Aguirre, et la toute puissance de la nature, mais elle se fait ici toujours au bénéfice du cinéma. La scène finale restera dans les mémoires. Des dizaines de petits singes envahissent le radeau comme de la vermine : la nature se moque de la vanité des petits hommes. Mais Aguirre, s’emparant de l’une des bestioles comme Hamlet se serait emparé de son crâne, continue de prendre tout l’univers à témoin : « je suis la colère de Dieu. Qui est avec moi?»… Seul un acteur aussi vaniteux et génial que Klaus Kinski pouvait mourir avec autant de style.

Titre original : Aguirre, der Zorn Gottes

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Durée : 90 mn


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